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vitch, grand vieillard au visage terrible ; au fond, doux comme un enfant. Il avait été marié, et il planait un mystère sur la mort de sa femme. Ses neveux avaient remarqué qu’on évitait de prononcer devant eux le nom de la tante Nadèjde, qu’ils connaissaient seulement par un portrait à l’huile, bien léché, où elle avait l’air d’une poupée de porcelaine qui aurait les yeux méchans. Le secret de l’oncle Pierre leur fut enfin révélé par une vieille fille bavarde.

La tante Nadèjde avait été l’un de ces petits monstres qu’enfantent, en tout pays, l’esclavage ou le servage. Un beau jour, les serfs de la maison, poussés à bout par sa méchanceté, l’avaient « jugée » et condamnée. L’exécution eut lieu le soir, pendant une absence du barine. « Mélanie, sa femme de chambre favorite, l’avait déshabillée, déchaussée, mise au lit comme d’habitude. Soudain, Mélanie frappe dans ses mains, et par toutes les portes arrivent les autres servantes, et Fédor le cocher, et Eustignei le jardinier. Nadèjde Andréiévna comprit sur-le-champ, à leurs figures, que ça allait mal, mais elle ne perdit pas la tête. Elle leur cria : « Qu’est-ce que vous venez faire ici ? Vous avez perdu l’esprit ! Sortez tous, à la minute ! » Par habitude, ils eurent peur, et ils regagnaient déjà les portes, quand Mélanie, qui était la plus hardie, les arrêta : « Lâches ! poltrons ! Qu’est-ce que vous faites ? Il paraît que vous ne tenez guère à votre peau ? Demain, elle vous fera tous envoyer en Sibérie. » Là-dessus, ils se ravisent, viennent tous ensemble à son lit, l’empoignent par les bras et par les jambes, et l’étouffent avec un lit de plumes. Elle les suppliait, leur promettait de l’argent. Ils n’écoutaient plus rien, et Mélanie, sa favorite, continuait à les exciter : « La serviette… Mettez-lui une serviette mouillée sur la tête, pour qu’il ne reste pas de taches bleues sur la figure. » C’est eux-mêmes qui ont raconté tout ça, comme de lâches serfs qu’ils étaient. Ils ont tout avoué sous les verges. Après cette belle expédition, on n’a pas touché à leurs têtes, et beaucoup d’entre eux pourrissent sûrement encore en Sibérie. »

Ce récit réveilla les terreurs de la petite Sophie. Elle se représentait les yeux noirs du portrait à l’huile agrandis par la terreur, quand la méchante maîtresse vit tout à coup devant son lit ses humbles esclaves, venus pour faire justice et la tuer. Elle avait peur maintenant de la bonne face ronde de la servante chargée de la coucher, et se dévorait dans de longues insomnies, guettant les assassins. L’oncle Pierre lui était devenu un éternel sujet d’étonnement ; elle ne concevait pas qu’on pût être comme tout le monde avec cela dans son passé, aller et venir en