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toujours nées, sans exception, de questions purement théoriques et d’un caractère abstrait : — « Ils n’étaient pas de la même opinion. » Rien de plus, et c’était assez pour que les enfans abandonnassent les parens, pour que les parens reniassent les enfans.

« Il régnait parmi ceux-ci, en particulier chez les filles, une véritable épidémie, consistant à fuir la maison paternelle. Dans notre voisinage immédiat, tout allait encore bien, grâce à Dieu ; maison commençait à entendre dire que, plus loin, la fille de tel ou tel propriétaire s’était sauvée pour aller étudier à l’étranger, ou pour se mettre dans les nihilistes à Pétersbourg. »

Cette rupture entre les deux générations n’était qu’un des symptômes du malaise dont souffrait alors la Russie, et dont il faut rappeler brièvement les causes.

La fin de la guerre d’Orient avait été suivie dans le grand empire slave d’une période de joyeuse attente et d’espoirs infinis, qu’on peut comparer, malgré toutes les différences, à l’état d’esprit de la France en 1789. Une explosion d’enthousiasme[1] saluait les réformes gigantesques qui allaient en finir, et pour toujours, avec tous les abus et toutes les injustices. Quelles seraient ces réformes, en dehors de l’abolition du servage, on n’en savait trop rien ; aussi gardaient-elles la beauté des choses rêvées. Bien rares étaient les familles nobles que le vertige n’avait pas au moins effleurées ; il fallait être le général Kroukovsky et habiter Palibino pour s’imaginer qu’il n’y avait rien de changé en Russie que le nom du souverain, et qu’Alexandre II continuait Nicolas. Tout le monde était libéral, tout le monde était humanitaire. Les salons russes offraient le même spectacle que les boudoirs parisiens à l’époque où nos belles dames se passionnaient pour les Dialogues sur le commerce des bleds, ou pour les réformes de Turgot. Les conversations frivoles en étaient bannies. On n’y parlait que science sociale, libre-échange, self-government local, pédagogie, et autres sujets aussi graves, très neufs pour le grand nombre des assistans ; aussi y avait-il pas mal de rhétorique creuse dans toutes ces discussions, mais l’intention était excellente et le sentiment sincère. « C’est absolument un temps joyeux, » s’écriait un témoin. Beaucoup, rapporte un autre, en avaient « des larmes dans les yeux ». La classe des fonctionnaires comptait seule de nombreux récalcitrans ; mais ils ne s’en vantaient pas, de peur des journaux, auxquels on avait lâché la bride.

Ce qui achevait de donner confiance, c’est que l’impulsion

  1. Pour toute cette partie, voir la Russie, par Mackenzie Wallace, — Von Nicolaus I zu Alexander III (Sans nom d’auteur. Leipzig). — L’Empire des Tsars et les Russes, par Anatole Leroy-Beaulieu.