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fureur incompréhensible. Sa fille était journaliste et démagogue : il y avait de quoi écraser un homme pour qui les mots honneur et correction étaient synonymes.

Son malheur ne s’arrêta pas là. Pendant qu’il se tourmentait de l’avenir d’Aniouta, sa seconde fille grandissait, quoiqu’il ne s’en aperçût point. À dix-sept ans, Sophie Kroukovsky aurait paru inquiétante à des parens tant soit peu clairvoyans. Toute sa personne n’était qu’énigmes et contradictions. Un petit corps maigrelet et des cheveux courts lui donnaient l’air d’une gamine de quatorze ans. Sa physionomie naïve reflétait avec mobilité les joies et les peines d’une fillette très impressionnable, demeurée incapable, malgré l’abandon où on l’avait laissée, de supporter une parole sévère de la part de ceux qu’elle aimait. Mais dans ce visage enfantin brûlaient deux yeux noirs dont le regard puissant n’était pas de son âge, à peine de son sexe ; il était trop chargé de pensée, trop perçant d’intelligence. Sa conduite offrait les mêmes anomalies que sa personne. Sophie Kroukovsky était timide et craintive, elle tremblait de faire de la peine, jusqu’au moment où elle avait décidé en elle-même qu’elle voulait ceci ou cela. Sa résolution prise, rien ne l’arrêtait : « Elle était capable, dit sa biographe[1], de fouler aux pieds toutes les relations et de blesser de sang-froid ceux qu’elle accablait, la minute d’avant, des protestations d’attachement les plus chaudes. Cela provenait de l’intensité de ses désirs, qui prenaient toujours chez elle les proportions de véritables passions… Lorsqu’une fois elle s’était proposé un but, elle y tendait avec une intensité maladive, prête à périr en cas d’insuccès. » Le but atteint, elle redevenait jusqu’à nouvel ordre l’enfant sensible et concentrée qui avait tant pleuré jadis d’être la « pas-aimée ».

En somme, une nature impulsive, rebelle à la discipline. Il y avait plusieurs années que la timide Sophie, à force de scènes, avait contraint sa gouvernante anglaise à s’en aller. Elle avait vécu depuis sous l’influence des prédications nihilistes d’Aniouta, qui flattaient son horreur instinctive pour les sentiers battus. Je ne vois nulle part que Mme Kovalevsky se soit jamais occupée de politique, mais elle fut séduite par un ensemble d’idées qui lui faisaient un devoir de se séparer d’une société routinière, dont les conventions et les préjugés entravaient les plans d’avenir qu’elle

  1. Sophie Kovalevsky, Souvenirs, par Mme A. C. Edgren-Leffler, duchesse de Cajanello. Nous citons la traduction russe. La duchesse de Cajanello, Suédoise d’origine et écrivain distingué, a été l’amie intime et la confidente de Mme Kovalevsky pendant la dernière période de sa vie. Nous ferons de nombreux emprunts au charmant volume qu’elle lui a consacré.