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l’aristocratie effective de la société moderne ; les autres, les héritiers ou les usurpateurs des écus armoriés, ne sont guère que le décor frivole de la vie mondaine et les ombres élégantes d’un passé évanoui.

Mais est-il vraiment sorti de la société nouvelle, avec une nouvelle aristocratie, une nouvelle féodalité ? Qu’on s’en attriste ou qu’on s’en réjouisse, cela est douteux pour qui n’est pas la dupe de vagues analogies. Rien, à tout prendre, — et, si nous étions sages, peut-être l’aurions-nous à regret, — rien de moins féodal que notre société moderne. Je ne vois pas que la France contemporaine ressemble à un donjon baronial ou à un manoir seigneurial, dans lequel la démocratie ait fait irruption sans pouvoir l’aménager à son usage. Entre notre société et la féodalité historique, j’aperçois, d’abord, une première et grave différence qui touche toute la vie politique et, par elle, toute la vie sociale. Sous le régime féodal, l’autorité et la propriété étaient, d’habitude, confondues ; la souveraineté était liée à la possession de la terre. C’était là un des caractères essentiels de la féodalité ; or, rien de pareil dans notre société. Le pouvoir ne suit point la fortune mobilière, comme il suivait autrefois la propriété foncière ; le droit de commander n’appartient pas, de jure, à l’argent et à la grosse maison bourgeoise, comme il appartenait autrefois à la terre et au château. A cet égard, loin de rappeler la féodalité, notre société en est tout l’opposé. La propriété, la richesse, comme telle, n’a aucun privilège dans l’Etat. Les droits et facultés que la France du moyen âge attribuait au seigneur féodal, que l’Angleterre du XVIIIe siècle concédait au lord ou au squire, la France contemporaine ne les accorde point au gros industriel ou au gros commerçant. Le millionnaire n’a nulle part, chez nous, le droit de haute et basse justice ; il n’est ni administrateur, ni juge de droit comme l’était, naguère encore, dans sa paroisse ou son comté, le squire anglais. En ce sens, il s’en faut que nous soyons sous le règne de l’argent. En ce sens, la richesse n’est plus qu’une reine détrônée ; et jamais l’argent n’a été moins souverain. Quand nous disons qu’il règne sur nous, c’est au moral surtout, c’est sur nos cœurs et sur nos âmes. En droit, il n’a aucun pouvoir dans l’Etat ; il n’exerce sur lui qu’une influence indirecte, par séduction ou par corruption. Le souverain, c’est le nombre, le suffrage universel, c’est-à-dire la foule, ceux qu’on assimile, gratuitement, aux vilains ou aux serfs des temps féodaux.

Le suffrage universel, l’omnipotence du nombre, deux choses qu’il n’est point permis d’oublier quand on parle de la féodalité industrielle, ou du règne de l’argent. Ne dites point : Ceci tuera