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grandes puissances du monde contemporain, n’ont pas su fonder une hiérarchie des classes, une hiérarchie du travail, avec une gradation des rangs et des droits. Ce qu’ils n’ont pu faire jusqu’ici, je doute qu’ils y parviennent jamais. C’est là, aux yeux de beaucoup, la grande infériorité de notre état social ; c’est parce que la société nouvelle n’a pas su se solidifier, se cristalliser en classes, en rangs, en états échelonnés, qu’elle est si agitée, si divisée, si instable, si précaire. La grande industrie avait-elle en elle-même les élémens d’une classification sociale, à cadres stables, elle n’a pas réussi à les coordonner ; elle est restée à l’état fluide. Par là, et c’est le point capital, au lieu de reproduire la féodalité, elle est en opposition avec la féodalité. Ce qui nous fait précisément défaut, pourraient dire les admirateurs du passé, c’est une féodalité industrielle, c’est-à-dire une organisation sociale ; et c’est parce que nous n’en possédons point, que nos sociétés modernes, à peine vieilles d’un siècle, restent exposées à toutes les convulsions et les révolutions. Ainsi la mer agitée par tous les vents.

Quant à ceux qui dénoncent, avec le plus de passion, la mercantile féodalité industrielle, ils oublient, s’ils l’ont jamais su, ce qu’était la féodalité aux époques de sa force. Ils ne voient dans le grand nom dont ils affublent l’égoïste aristocratie d’argent qu’un sobriquet injurieux, fait pour soulever, contre les seigneurs de l’usine ou contre les princes de la finance, les haineuses révoltes des masses. On sait si peu, chez nous, ce qu’était le régime féodal ; l’enseignement, tel qu’il est donné aux enfans du peuple, est plus propre à en obscurcir la notion qu’à l’éclairer. Autrement, nous sentirions qu’en les assimilant aux seigneurs féodaux, nous faisons, aux rois du commerce et de l’industrie, beaucoup plus d’honneur qu’ils n’en méritent. Car la féodalité fut, en son temps, une chose grande et noble, à laquelle, malgré tous leurs services, ni la grande industrie ni la haute finance ne sont dignes d’être comparées. Elles n’ont, pour cela, d’habitude, ni assez d’ampleur, ni assez de stabilité, ni assez de générosité d’âme, ni assez de hauteur de vues et de noblesse de cœur. Elles n’ont surtout pas assez conscience de leur fonction ; elles n’ont pas assez le sentiment de leur responsabilité. Elles commencent à peine à se douter qu’elles peuvent avoir une mission sociale. Prenez la féodalité chrétienne, au contraire, à l’époque de Philippe-Auguste ou de saint Louis, quand elle était encore digne de son rôle, — et non pas la noblesse enrubannée et pensionnée de l’ancien régime, pourvue de privilèges que ne justifiaient plus ses services et devenue une sorte de parasite de cour. Qu’est-ce que la féodalité ? une hiérarchie, avons-nous dit ; non pas seulement une hiérarchie des rangs, une