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III

Au point de vue moral, comme au point de vue politique, pour qui considère les sentimens et les idées, les bases spirituelles sur lesquelles reposent les sociétés, je ne vois rien de moins féodal que la France contemporaine. En est-il autrement, sous le rapport économique, quand on examine la diffusion de la richesse et de la propriété ? Si l’industrie et la finance modernes n’ont pas su ramener les sociétés contemporaines à l’esprit hiérarchique du moyen âge ; si le banquier et le manufacturier n’ont pas su créer, dans l’État, le « pouvoir industriel » rêvé par Saint-Simon, est-il vrai que la concentration des capitaux a reconstitué une sorte de féodalité matérielle, d’autant plus lourde et plus oppressive qu’étant sans âme et sans tradition, elle a tous les vices de la féodalité ancienne, sans en connaître les devoirs et sans en posséder les vertus ?

Aux yeux du grand nombre, aux yeux de tous ceux qui jugent d’après les apparences, la chose est claire. En dépit de la suppression des privilèges, malgré les lois de succession qui semblaient devoir assurer le morcellement des fortunes, la richesse tend, de nouveau, à se ramasser aux mains de quelques-uns. Industrie, finance, commerce, les petits sont partout dévorés par les grands. L’argent va à l’argent, comme le fer à l’aimant ; la fortune mobilière tourne à un monopole de fait, au profit de quelques hauts et puissans seigneurs qui accaparent toute la richesse publique et tiennent dans leur dépendance les peuples et les gouvernemens. Les masses populaires sont asservies, les classes moyennes sont menacées de disparaître. Comme la grande féodalité s’était constituée aux dépens des possesseurs de petits fiefs, on nous assure que la moderne féodalité, industrielle et financière, se constitue, sous nos yeux, aux dépens de la petite bourgeoisie[1]. C’est là un des axiomes du socialisme ; et c’est devenu un des lieux communs favoris des moralistes de la chaire et du journal.

On va répétant que la richesse s’accumule dans les coffres-forts de quelques Crésus, et que le « capitalisme » aboutit à l’enrichissement des riches et à l’appauvrissement des pauvres. Le pape Léon XIII, lui-même, n’a pas craint de nous représenter la richesse « affluant dans la main du petit nombre, tandis que l’indigence reste le lot de la multitude ; divitiarum in exiguo numero

  1. Ainsi, par exemple, M. E. Drumont, la Fin d’un monde, p. 51.