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bourdonnant bazar de l’Occident qui, dans ses galeries au luxe criard, réunit les marchandises dispersées naguère chez mille commerçans. De tous les châteaux de la nouvelle féodalité, ce banal palais, édifié sur les ruines des petites boutiques, est peut-être celui qui provoque le plus de jalousies et le plus de rancunes. N’importe ; par les facilités assurées au public, les grands magasins ont conquis sa faveur, et rien désormais ne les lui fera déserter. — Ainsi donc, impossible de le nier ; heureux ou regrettable, il s’est produit, pour des causes analogues, dans toutes les branches de l’activité économique, un mouvement de concentration qu’il est presque aussi facile d’expliquer que de constater[1]. Cette concentration industrielle et commerciale ne s’est pas opérée sans faire de victimes. Des classes entières en ont pâti ; de nombreuses familles, ouvrières ou bourgeoises, ont vu leurs conditions d’existence brusquement transformées. L’évolution industrielle et commerciale, utile et féconde au point de vue économique, a parfois amené une perturbation sociale. Là où les petits ateliers cédaient la place aux usines monumentales et les humbles boutiques aux vastes bazars, les petits patrons étaient forcément convertis en employés, en commis, en contremaîtres, parfois en simples ouvriers. Des hommes autrefois indépendans, vivant chez eux en famille, sont contraints de travailler au dehors, pour le compte d’autrui. De son côté, l’ouvrier, l’ancien compagnon qui mangeait à la table de son maître, s’est vu enrégimenter en d’anonymes brigades de travailleurs ; il a dû renoncer à l’espoir d’arriver au patronat. N’avons-nous pas là un équivalent moderne de l’évolution d’où est sorti le régime féodal ? — Ici, en effet, les analogies sont réelles ; mais, à travers les ressemblances, que de différences encore !

Anciens patrons et anciens compagnons sont-ils bien, comme on nous le dit, devenus les serfs, les corvéables de l’usine ou des grands magasins ? Remarquez que, pour ce qui est de l’usine, personne ne songe à la fermer. Nous pouvons déplorer l’extension des grandes manufactures ; aucun de nous n’aurait l’idée de les mettre sous les scellés, comme naguère les chapelles des jésuites. Les socialistes eux-mêmes ne rêvent que d’en chasser le patron ; et notre préoccupation, à tous, est uniquement d’y relever la situation matérielle et morale de l’ouvrier. Et quand ce relèvement ne s’accomplirait pas, petit à petit, sous nos yeux, pouvons-nous, en bonne justice, assimiler nos ouvriers à des serfs, tenus dans un

  1. Certaines branches de commerce cependant sont, pour des raisons multiples et au grand dommage du public, demeurées en dehors de cette concentration ; ainsi la boulangerie, la boucherie et généralement les denrées alimentaires.