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serf de la machine ne craint pas d’entrer en lutte avec les grands soigneurs de l’industrie. Déjà souvent il prétend, à son tour, faire la loi. Cette fabrique, construite et outillée aux frais du capital, les prolétaires salariés par le fabricant réclament le droit de la régenter. Pour un peu, beaucoup diraient déjà : La maison est à nous, c’est à vous d’en sortir.

La concentration commerciale a-t-elle eu les mêmes effets que la concentration industrielle ? Oui et non, peut-être parce que l’évolution commerciale étant moins avancée et moins générale, elle n’a pu encore sortir toutes ses conséquences. Ici, l’autorité du maître est d’habitude restée intacte, et les victimes temporaires de la concentration des grands magasins n’y ont pas toujours trouvé les mêmes dédommagemens que dans la grande fabrique. Patience, le temps viendra où les gros commerçans devront, eux aussi compter avec les syndicats de commis, et avec les syndicats ouvriers[1]. En attendant, l’évolution est trop récente pour qu’il n’en reste pas, dans certaines couches, un malaise prolongé. A qui se voit contraint de fermer boutique, à l’honnête marchand du faubourg Saint-Germain ou de la Chaussée-d’Antin, qui, au lieu de léguer sa maison à ses fils, est obligé de solliciter pour eux une place de commis de nouveautés, le grand magasin doit paraître une invention diabolique. Aussi je ne m’étonne pas des doléances du petit commerce. Mais à qui doit-il s’en prendre ? Au capitalisme ? Je n’imagine toujours pas que ce soit au « sémitisme », bouc émissaire des « sociologues » ingénus. Le sémitisme, on nous permettra de le noter en passant, n’y est pour rien. Grands magasins ou grandes usines, — alors même qu’il s’y rencontrerait, çà et là, des capitaux Israélites[2], — ne sont, à aucun degré, une invention juive. On pourrait même dire que les grands magasins sont plus menaçans pour le juif que pour le chrétien ; car, dans le centre et dans l’est de l’Europe, chez nous-mêmes, en France, beaucoup d’israélites s’adonnent au petit commerce. Aucune race peut-être, on le lui reproche assez souvent, n’a autant pratiqué le commerce de détail. Aussi, loin d’être imputables aux sémites, et bien loin d’être un instrument de ce qu’on a dénommé la « prépondérance juive », les grands magasins, — et à certains égards nous verrons qu’il en est de

  1. de tous les griefs contre les grands magasins, le plus sérieux est, celui que fournit la rigueur des conditions imposées par eux, dans certaines branches de travail, aux ouvriers ou aux ouvrières isolés auxquels ils font la loi. À ces abus, signalés par les travaux de M. du Maroussem, le remède devra encore venir de l’association des forces ouvrières.
  2. Je noterai ainsi que les fondateurs des magasins du Louvre, MM. Hériot et Chauchard. ont eu, à l’origine, en 1855, le concours financier de MM. Pereire.