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même des grandes banques — ont porté un coup à nombre d’enfans de Jacob. Le petit juif, le petit détaillant risque d’en être partout la première victime.

La concentration mercantile, nous l’avons montré, n’a rien à démêler avec la race[1]. Industrie ou commerce, les grandes agglomérations d’ouvriers et de capitaux sont sorties des besoins de la société nouvelle. On accuse les grands magasins d’accaparement, de monopole : on fait, leur succès vient de ce qu’ils ont renouvelé les méthodes du commerce, et non pas uniquement de ce qu’ils peuvent vendre a meilleur marché. On leur impute à crime de diminuer le nombre des intermédiaires. Mais réduire le nombre des intermédiaires, rapprocher le consommateur du producteur, n’est-ce pas un bien pour l’ensemble de la nation ? Socialistes ou antisémites, tous ceux qui se posent en adversaires du « parasitisme » s’en devraient féliciter ; car, si quelque chose tient du parasite, c’est encore le petit commerce qui, ne faisant que peu d’affaires, ne saurait vivre qu’en prélevant sur le public des bénéfices élevés[2]. Quand ils diminuent le nombre des commerçans et des détaillans de toute sorte (et le nombre, malgré tout, en reste toujours énorme), les grands magasins font tout le contraire de ce qu’on reproche d’habitude au sémitisme et au juif. Ils tendent à nous émanciper des intermédiaires inutiles et des courtiers ruineux, ils travaillent à notre affranchissement économique. Et cela de plusieurs manières. En introduisant la vente à prix fixe, en chiffres connus, et en substituant l’achat au comptant à l’achat à crédit, ils nous ont délivré des pratiques les plus choquantes des marchands orientaux, juifs, grecs ou arméniens, des « pratiques judaïques », comme disent les antisémites, oublieux que toutes ces répugnantes façons de duper ou d’écorcher le client étaient en usage, chez nous, au bon vieux temps. Non contens de nous affranchir de l’ignoble marchandage, ils ont mis fin à l’exploitation des acheteurs par le marchand et aux manœuvres usuraires tant reprochées aux juifs. Le petit commerce avait, plus ou moins, partout, les défauts imputés d’habitude aux trafiquans juifs ou arméniens, tendance à surfaire les prix, à mettre à profit l’inexpérience des naïfs ; les grands magasins l’ont contraint à s’en défaire. Service matériel et service moral à la fois, car le niveau moral du commerce en a été relevé ; service dont on ne mesure

  1. Il ne faut pas croire, du reste, que les grands magasins aient tué tout le petit et le moyen commerce. A Paris même le nombre des patentables de toute sorte n’a cessé de croître. Voir les statistiques municipales de M. Bertillon pour l’année 1893.
  2. On calcule qu’il est malaisé, au petit commerce de détail, de descendre au-dessous d’une majoration de 30 p. 100 sur les prix payés à l’industriel.