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raison même et le fond de ce grand art, si varié et si indéfinissable, de la peinture ; car, ce qui manque à nos contemporains, nous le savons, ce n’est ni l’activité des yeux, ni celle de la main. Jamais peut-être l’imagination n’a été plus libre qu’aujourd’hui, ni plus ouverte à toutes les sensations que peuvent donner la vie et la nature, ni plus prompte à se répandre sur des objets plus divers ; jamais non plus l’habileté technique ne s’est trouvée mise, d’un seul coup, par une extension peut-être excessive de l’enseignement, à la portée d’un plus grand nombre. Que faudrait-il donc pour qu’il sortît, de cette agitation confuse, une école durable et des œuvres définitives ? Il y faudrait, nous ne cesserons de le dire, chez les artistes, des convictions plus fermes et plus d’énergie laborieuse ; dans les œuvres, une réflexion plus attentive et une conscience plus soutenue. Presque toute cette virtuosité n’est qu’apparence, presque toute cette intelligence reste en l’air, faute de travail, de méditation, d’approfondissement. Notre légèreté aimable et vaniteuse, là comme ailleurs, nous expose à des mécomptes fréquens et à des désillusions amères. Si rémunération des agréables esquisses d’une habileté courante et superficielle pourrait être assez longue, celle des ouvrages sérieux et complets, d’une valeur certaine et durable, serait par malheur assez brève ; il n’y a cependant que ceux-là qui comptent soit pour l’influence d’une école, soit pour la gloire d’un artiste.


I

Quel que soit le sujet choisi par un peintre, ce sujet entraîne pour lui d’inévitables obligations. La première est celle de le présenter logiquement et raisonnablement suivant le but qu’il se propose, la place qu’il lui destine, l’époque et le milieu où il se place. Brosser des trognes de chiffonniers et des haillons de mendians avec la même tendresse que des visages satinés de mondaines et des toilettes parisiennes ; faire cheminer, dans un plafond ouvert, la tête en bas, des citoyens obèses et pesans, vêtus de noir, comme une menace trop réelle suspendue au-dessus de nos têtes ; affubler indifféremment, dans une scène historique, les anciens d’oripeaux modernes ou les modernes d’accessoires antiques, ce sont là des erreurs et des mensonges que l’impertinence des uns et l’ignorance des autres nous ont, il est vrai, accoutumés à tolérer, mais qui n’en restent pas moins condamnables et détestables ; on peut même voir, dans cette indifférence intellectuelle, l’une des causes les plus certaines de l’insignifiance ou de l’absurdité de tant