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grands mouvemens sociaux, se souvienne avec orgueil et espérance du rôle qu’elle joua dans des circonstances semblables. Ces souvenirs la reportent bien loin du Concordat ; et ce réveil du peuple, qu’elle guida jadis, lui rend insupportable la servitude imposée par les rois. Elle ne peut pas ignorer, elle aurait peine à déplorer le relâchement du lien national qui se fait dans les fortes unités monarchiques, constituées depuis cinq cents ans au détriment de sa propre unité. J’ai tâché de montrer comment l’idée moderne de la patrie était intimement liée à la naissance, au développement, à la survivance de l’esprit gallican. Or, cette idée de patrie subit une évolution évidente. On n’a jamais tant parlé de la patrie ; mais pendant que l’on s’étourdit du mot, la chose s’altère. Les braves gens vont se récrier et dire qu’il ne faut pas compter avec les rêves coupables de quelques fous. Ils auront tort. L’homme doit regarder en face tous les problèmes de son temps, même les plus désagréables pour ses habitudes de cœur.

Cette clôture morale de la patrie, déjà entamée par la facilité des communications, par le cosmopolitisme, par l’enchevêtrement croissant des intérêts et des rapports économiques, elle est ébranlée et le sera davantage encore par les tendances fédératives des masses ouvrières. Les conservateurs imputent ce nouveau grief à l’esprit de la Révolution, et leur erreur historique me paraît difficile à défendre. Qu’on s’en afflige ou qu’on s’en réjouisse, c’est un esprit très différent qui ramène les masses populaires sur d’anciens chemins oubliés. Tel révolutionnaire d’aujourd’hui se croit le disciple fidèle de la Révolution, avec ses théories sur l’humanité : on lui prouverait aisément que le cerveau d’un conventionnel ressemblait beaucoup plus au cerveau de Louis XIV qu’à celui de ce petit-fils orienté vers un tout autre idéal. Mais laissons les révolutionnaires. Si vous abordez ce sujet avec certains de nos jeunes gens adonnés aux spéculations intellectuelles, vous serez surpris de les trouver rebelles à cette notion intransigeante et farouche de la patrie où nous fûmes élevés et où nous mourrons. Ils la soumettent comme les autres notions à l’enquête universelle ; ils la conçoivent élargie, plus flexible, évoluant hors du type actuel, comme évoluent le droit de souveraineté, le droit de propriété, et tant d’autres idées qui semblaient à jamais fixées. Ici encore le moyen âge leur fournit des exemples et des justifications. Une alliance internationale des syndicats ouvriers serait-elle autre chose que les ligues des barons féodaux, quand ils s’unissaient, sans distinction de nationalité, pour défendre les droits de leur caste ? Et l’on n’est pas socialiste, on n’est que prévoyant, en faisant observer