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Le sort lui a été clément. Il a parcouru pour la première fois en 1884 le bassin du Chingu, il y est retourné en 1887, sans qu’il lui arrivât rien de fâcheux. Il n’a eu à se plaindre ni du jaguar, ni des serpens venimeux, tels que le jararaça et le souroucoucou, ni du caïman embusqué dans la vase des rios. A la vérité, il a dû se défendre contre une petite espèce d’abeilles fort incommodes, qui ayant un goût particulier pour la sueur de l’homme, fondent par essaims sur le voyageur qu’elles obsèdent sans le piquer. Il a dû se battre contre le moustique nain, le mosquito polvora, qui, presque invisible, passe à travers les mailles de la moustiquaire. Il a fait connaissance avec de petites mouches surnommées les lécheuses d’yeux, lambe-olhos, habiles à s’insinuer sous les paupières et difficiles à en déloger, et surtout avec les dévorantes fourmis, ces vraies souveraines des forêts tropicales, dont quelques-unes ont des yeux de la grosseur d’un pois et des pinces redoutables, qui font dans tous les sacs à provisions des entailles en forme de demi-lunes.

En dépit des fourmis, des abeilles et des moustiques, il n’est guère d’endroit où il n’ait passé dans son hamac des soirées délicieuses. Plongé dans une douce rêverie, il en venait à ne rien regretter, à ne rien désirer, et il posait en principe qu’une pipe bien bourrée est la seule chose nécessaire au bonheur. L’Europe lui apparaissait comme un vague et pâle fantôme. La vie agitée et fiévreuse des capitales, les théâtres, les cercles, les bals, les marchands de journaux, les boutiques illuminées, les foules circulantes, tout cela lui semblait moins intéressant que les sombres épaisseurs d’une forêt où l’on peut espérer de rencontrer des sauvages. Lui arrivait-il de penser à certains visages de femmes qui l’avaient jadis ensorcelé par leurs regards et leurs sourires, son pouls ne battait pas plus vite et il disait à ces enchanteresses : « Laissez-moi seul avec mon calumet. » Il avait décidé une fois pour toutes que ce qu’il y a de mieux dans le monde, c’est de se souvenir, sans les regretter, de jouissances raffinées dont on réussit à se passer, et de trouver sa félicité dans des plaisirs très simples, dont on ne sent tout le prix que sur les bords du Chingu.

Il en convient pourtant, les plaisirs simples ne suffisent pas, et pour ne jamais s’ennuyer dans les forêts comme dans les savanes, il est bon d’avoir des curiosités à satisfaire, des problèmes à approfondir et à résoudre. Ce qui l’intéressait là-bas plus encore que la nature, c’était l’homme, et il avait eu la bonne fortune de découvrir dans le bassin du Chingu des tribus qui représentaient les principales variétés de la race américaine. Contrairement à ses prévisions, ces Indiens si redoutés des voyageurs et, paraît-il, si calomniés, lui ont fait presque partout bon accueil. Il a su les rassurer, les gagner, et il a mis à profit la confiance qu’il leur inspirait, pour prendre avec eux de grandes