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de là, ils se contentent de se frotter le dos et la poitrine d’huile colorée ou de terre pour se préserver de la piqûre des insectes, et s’il arrive à leurs femmes de cacher certaines parties de leur corps sous des bandes d’écorce artistement ajustées, qu’on nomme des uluris, c’est encore par mesure d’hygiène. Ce sont les médecins de l’endroit qui ont inventé les uluris, ce n’est pas la pudeur des femmes.

M. von den Steinen s’accoutuma bien vite à leur nudité, qui lui semblait fort naturelle. « Dans la nuit du 15 au 16 septembre 1887, nous dit-il, je rêvai de la patrie allemande, et toutes les personnes de ma connaissance qui m’apparurent en songe se montraient à moi nues comme des Bakaïris. Je ne laissais pas d’en éprouver quelque surprise ; mais dans un grand dîner où je fus prié, ma voisine de table, dame fort respectable, me tranquillisa en me disant : « C’est un usage que nous avons toutes adopté depuis peu. » Quand il allait se baigner dans la rivière, hommes et femmes l’accompagnaient en troupe pour savoir comment était fait ce blanc qui s’habillait. Il éprouvait dans ces occasions [un embarras d’Européen, qu’il désespérait de leur faire comprendre.

Mais si ce genre de sentiment leur est tout à fait étranger, ils ont en revanche une sorte de pudeur très indigène, que nous ne connaissons pas. Un soir, sur la place du village, où il se trouvait en nombreuse société, on apporta au docteur un morceau de poisson frit, et comme il avait grand faim, il se mit en devoir de le manger, sans se douter tout d’abord du scandale qu’il causait. Tous les assistans baissaient ou détournaient la tête, et leur figure exprimait un indicible et douloureux embarras. On lui expliqua que, si les Bakaïris vont tout nus, rien ne leur semble plus malséant que de manger en public. Après réflexion, il lui parut que cette pudeur étrange devait avoir des origines fort lointaines, que dans les siècles où la nourriture était rare, quiconque s’était procuré un bon morceau le dévorait à l’écart comme le chien qui ronge un os, et il lui parut aussi que l’usage d’habiller les femmes avait dû naître dans un temps où par l’effet de certaines circonstances sociales, leur prix ayant augmenté, leurs propriétaires sentirent le besoin de les protéger contre des convoitises indiscrètes. Il en conclut que toute pudeur est un sentiment appris, qui eut un jour sa raison d’être et qui, transmis de génération en génération, se convertit en instinct irraisonné. « Ces mêmes Bakaïris, dit-il, dont la nudité nous étonne, mourraient de confusion s’ils voyaient des Européens dînant à table d’hôte. »

Il n’est rien de tel que les récits des voyageurs sérieux pour confondre les préjugés. C’est une idée fort répandue que les peuples sauvages sont nécessairement des peuples nomades, que ceux qui habitaient au bord de la mer ou des rivières, ayant inventé la ligne et