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ont levé la saisie et déclaré l’oukase du jour de Pâques illégal et inconstitutionnel. La Cour de cassation a décidé en dernière instance dans le même sens. On pense bien que le roi Milan ne s’est pas arrêté pour si peu de chose : il a abrogé la constitution de 1888, dont il était pourtant le père, et il a rétabli celle de 1869, constitution purement autocratique, au nom de laquelle il a supprimé la liberté de la presse et subséquemment toutes les autres. En vertu du pouvoir discrétionnaire qu’il s’est arrogé, il a pratiqué des coupes sombres dans toute l’administration, soit politique, soit judiciaire, et il fait planer sur le pays tout entier une menace à laquelle personne n’est sûr d’échapper. On a imaginé un complot afin de justifier des arrestations. Évidemment l’exemple de son voisin a séduit le roi Milan : il a pensé qu’il ne devait pas être plus difficile de réduire les Serbes que les Bulgares. L’épreuve seule dira s’il a raison. Peut-être l’emportera-t-il : il est possible aussi que, dans ces pays à civilisation encore arriérée, mais pleins d’une énergie parfois violente, une révolte du sentiment national brise brutalement la dictature et le dictateur. Quant à l’Europe, elle assiste impassible en apparence à ce duel entre Milan et son peuple ; mais, de la part de deux puissances au moins, cette impossibilité ne saurait être synonyme d’indifférence. Le jour où la prépondérance autrichienne aura été imposée à la Serbie, le traité de Berlin ne sera pas éloigné d’avoir produit toutes ses conséquences. Une digue puissante et sans fissure aura été opposée à l’action de la Russie dans les Balkans. Tout au plus son influence s’exercera-t-elle encore sur un seul point, à Cettinié, où le prince Nicolas, enserré de tous les côtés, aura de la peine à échapper à l’étreinte. On se tromperait donc si on ne voyait dans l’entreprise du roi Milan que l’audace d’un aventurier à bout de ressources. Qu’il ait agi spontanément, ou qu’il ait obéi à quelque suggestion inavouée, peu importe : ce n’est pas seulement son jeu qu’il joue, il se contente de tenir les cartes.

FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.