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comprend de reste ce que j’entends par là. Enfin je dois dire qu’il s’est aussi trouvé nombre de wagnériens, le mieux intentionnés du monde, et qui n’en ont pas moins publié force puérilités et force sottises sur ce qui faisait l’objet de leur admiration. C’est là un côté fâcheux du succès, auquel aucun grand artiste ni aucune grande idée ne saurait échapper. Je n’aurais même pas à faire cette remarque, si parfois certains lecteurs, encore insuffisamment informés, ne risquaient de se laisser égarer, et si je ne voulais ajouter surtout que les vrais admirateurs de Wagner, fidèles à l’enseignement du maître, repoussent toute solidarité, non seulement avec ces écrivains intéressés ou maladroits dont je parle, mais encore et avant tout avec quiconque ne cherche qu’un sujet de dissection, pour ainsi dire, dans l’œuvre de Wagner. Ils considèrent que, si l’art de Wagner devient une « science », tout se trouve par là même annulé dans le progrès que Wagner a fait faire à l’art ; et que, considérées ainsi, les œuvres ne sont plus que comme des cadavres, des choses sans vie et par suite sans action.

« L’homme en pleine santé, a dit Wagner, ne décrit pas ce qu’il veut et ce qu’il aime, mais il veut et il aime ; et c’est par l’art qu’il communique aux autres la joie qu’il éprouve à vouloir et à aimer. » Aussi les meilleurs écrivains de l’école wagnérienne sont-ils plutôt ennemis de la critique, entendue au sens strict d’analyse. Ce sont avant tout des hommes qui ont voulu, des hommes qui ont voulu l’avènement d’un nouvel art ; ce sont des hommes qui ont aimé, qui ont aimé Wagner exilé, raillé, vilipendé, qui ont aimé ses œuvres avec passion. C’est pour cette raison que je ne me suis pas attaché ici, sauf en quelques lignes rapides pour Nietzsche et Henri de Stein, à examiner la valeur de leurs écrits au point de vue strictement littéraire. J’ai pensé qu’il valait mieux considérer avant tout l’homme en eux, pour montrer ainsi leur place à chacun dans le mouvement wagnérien, et mieux faire sentir, — par la qualité de leur enthousiasme, ainsi que par la nature et l’obstination de leurs efforts, — ce qui a distingué et qui distingue encore ce mouvement wagnérien d’autres mouvemens artistiques auxquels nous avons pu assister ou dont l’histoire nous a conservé le souvenir.


JEAN THOREL.