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Ou plutôt il s’en est élevé un autre, de qualité très inférieure, et selon Saint-Simon très méprisable, celui des hommes de loi et de droit, des « légistes », comme Saint-Simon les appelle toujours avec horreur. Ceux-ci sont du peuple également, mais ne sont pas de vrais conducteurs du peuple. Ce sont hommes qui n’ont aucune idée élevée ni aucune idée générale. Ou ils sont les interprètes de textes ou de traditions antiques dont l’esprit n’est pas applicable aux temps nouveaux et que le christianisme a eu précisément pour office de détruire ; ou ils sont les applicateurs de coutumes locales que n’inspire pas une grande et large et humaine pensée philosophique ; ou ils sont — et c’est cela qu’ils sont surtout — de simples commis au service et à la dévotion du pouvoir personnel qu’ils servent sans l’éclairer. Ils ne sont pas un corps ayant des doctrines traditionnelles et un esprit général, et aussi une autonomie, qui puisse contre-balancer le pouvoir personnel et le contenir et le guider. Ils ne servent qu’à le constituer souverain, et à le grossir, et à l’entier démesurément. Bref, c’est un pouvoir spirituel qui, en établissant et maintenant un pouvoir temporel énorme, détruit tout pouvoir spirituel.

Ce sont eux qui ont fait la colossale et omnipotente et omni-absorbante monarchie française. Ce sont eux aussi qui en ont hérité après l’avoir tuée, janissaires qui s’aviseraient un jour qu’après avoir tué le sultan, il est inutile d’en proclamer un autre. Ils régnèrent seuls pendant la Révolution française, qui est leur triomphe et le plus grand objet d’horreur que Saint-Simon ait connu. L’Assemblée Constituante a organisé l’avocacratie, la Convention, la « sans-culoterie » dirigée par des avocats, et il a fallu le despotisme militaire, c’est-à-dire un brusque retour, avec formidable aggravation, du pouvoir exclusivement temporel pour nous tirer de ce chaos. Il n’y a rien à regretter, ni à louer, ni à imiter da us cette période de notre histoire qui a commencé par des espoirs vagues et irrationnels, continué par le dégoût et le recul des hommes intelligens, puis par le règne des passionnés, puis par l’anarchie, puis par la réaction, et qui s’est achevée dans la dictature à la fois bienfaitrice, parce qu’elle était réorganisatrice, et funeste, parce qu’elle était délirante.

Voilà l’œuvre ou les suites de l’œuvre de ce faux pouvoir spirituel qui s’est composé des légistes.

D’autre part l’ancien pouvoir spirituel, qu’était-il devenu ? Jusqu’au XVIe siècle nous l’avons vu. Il avait décliné rapidement. Un homme s’est rencontré, suivi par beaucoup d’autres, qui a voulu le régénérer. C’est Luther. Il avait une grande pensée, puisqu’il voulait relever le pouvoir spirituel ; il n’y a pas de plus grande pensée dans le monde ; mais il avait une grande pensée