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représenter la nature comme moins immorale qu’elle ne paraît, ou qu’en tirant doucement la morale à la nature et la dégradant discrètement, ce qui fait qu’on aboutit ou à une nature qui n’est pas du tout la nature vraie, ou à une morale qui est immorale. Il n’y a pas de morale scientifique, parce qu’il n’y a pas de morale naturelle.

Seulement j’ai eu tort de dire crûment que Saint-Simon s’est arrêté. Il s’est arrêté comme on s’arrête quand on part d’un principe faux, et qu’on ne veut point cependant l’abandonner : il a louvoyé. La morale naturelle, la morale scientifique, le physicisme, comme on l’appelle, il ne faut pas l’enseigner pour le moment. « Organiser une religion fondée sur le physicisme… c’est se tromper ; l’organisation d’une nouvelle religion n’est pas encore possible. » Provisoirement il faut réserver « le physicisme aux gens instruits », et laisser « le déisme à la classe ignorante. »

Du reste, à l’abri de ce déisme, on pourra et on devra enseigner une morale très pure, très élevée. Cette morale consistera dans le culte du travail et de la fraternité. Le travail sera considéré par l’homme comme une obligation morale et non comme une nécessité physique, et ce sera la principale, l’essentielle différence entre les temps antiques et les temps modernes. Vivre noblement, comme on disait autrefois, c’était ne rien faire. Antiquité, moyen âge et temps modernes jusqu’à hier en ont toujours jugé ainsi. C’est le contraire qui est le vrai : vivre noblement c’est travailler. Le clergé nouveau prêchera cette doctrine, et arrivera à faire que « l’oisif soit puni par la déconsidération publique. »

Cette doctrine sera complétée par celle de la Fraternité. Le précepte « ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît » n’est pas odieux, il n’est pas condamnable ; mais il a quelque chose d’étroit, de négatif, de pharisaïque. C’est un précepte de justice. La justice ne suffit pas (et Saint-Simon pourrait faire remarquer ici, comme il l’a fait, du reste, à peu près, ailleurs, que ce n’est pas l’idée de justice qui domine dans l’Evangile). La justice est bonne, mais elle est inféconde ; elle est une règle, elle n’est nullement un excitant au bien, une inspiratrice de la vraie morale. De plus ce précepte a au moins l’air d’en appeler à l’égoïsme. Il le met en jeu, il l’invoque, il le fait entrer dans les considérations qui doivent avoir pour effet de nous mener au bien. Pour nous persuader de bien agir envers les autres, il nous prie de faire réflexion sur nous-mêmes. — Et encore, malgré cela, on n’en peut pas tirer l’idée de devoirs de l’homme envers soi : si je n’ai pas fait d’injustice, si je me suis abstenu de commettre contre les autres ce que je ne voudrais pas qu’on commît