Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/889

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’unité dans les vues et formant un ordre. En cet état ils sont comme des tuteurs, et il n’aime pas se sentir en tutelle. Il souffre impatiemment qu’on se permette et qu’on se pique de l’améliorer. Eternel adolescent, il est monitoribus asper. L’aristocrate en est désolé et dit aux plébéiens : « Laissez-vous éclairer. Je ne suis que pour cela. » Le libéral leur dit : « A votre aise, et à vos risques. » Le politique tache de s’arranger de manière que le peuple soit amélioré en effet par mesures législatives sans s’apercevoir qu’on l’améliore et en croyant s’améliorer lui-même. Saint-Simon n’est ni un libéral, ni un politique.

Enfin ce qu’on rencontre chez lui de plus « socialiste », c’est ce qu’on a appelé, une vingtaine d’années après lui, le « droit au travail. » Il se trouve formellement dans Saint-Simon. Il faut « classer comme premières dépenses de l’Etat celles qui sont nécessaires pour procurer du travail à tous les hommes valides, afin d’assurer leur existence physique. » Pour cela grands « ateliers nationaux » comme on dira plus tard, défrichemens, desséchemens de marais, routes, ponts, canaux. L’Etat doit le travail à l’individu. Ici Saint-Simon est pleinement dans son rôle de patricien, sans pour cela aller à l’encontre du sentiment populaire ; car le peuple ne déteste pas l’Etat-patron, il n’a de répugnance que pour l’Etat-régent ; il tient beaucoup plus à son indépendance morale qu’à son indépendance économique, et, pourvu qu’il ne soit pas catéchisé, il accepte d’être enrégimenté, et, pourvu qu’il ne soit pas sermonné, il ne lui déplaît pas d’être fonctionnaire.

C’est tout. Saint-Simon n’a pas été plus socialiste que cela. La propriété respectée, mais contrainte, par des moyens qui restent obscurs, à se tourner à l’avantage de la communauté ; l’État, en tant que pouvoir spirituel, améliorant la classe pauvre ; l’Etat, en tant que pouvoir temporel, devant le travail à cette même classe et le lui donnant : voilà tout le socialisme de Saint-Simon. Il est élémentaire, d’aucuns diront qu’il est enfantin. Il faut reconnaître qu’il est précurseur. L’aristocratisme en moins, et par suite le respect de la propriété en moins, il deviendra le socialisme le plus répandu peut-être vers le milieu de ce siècle ; il sera le socialisme littéraire qui a fleuri ou sévi, comme on voudra, dans les environs de 1848. Il y en a un autre, le socialisme scientifique, qui ne dérive pas du tout de Saint-Simon, qui dérive des économistes, qui se rend compte, comme eux, des lois absolues du travail, de la production et de la consommation, qui leur emprunte leurs découvertes et leurs constatations pour montrer quelles condamnent l’humanité à un état misérable, qui s’indigne alors et conclut qu’il faut tout changer, qui n’est, en somme, que l’économisme se révoltant contre ses conclusions. Mais à propos