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de production, créer un passif impossible à couvrir. Pour écarter ce danger, que fait-on ? On passe des marchés à livrer, c’est-à-dire qu’on escompte l’avenir et qu’on vend à l’avance la majeure partie de sa production, en appréciant les causes normales de hausse ou de baisse sur les matières premières utiles au genre de fabrication auquel on se livre. Ainsi, celui qui approvisionne l’usine, celui qui la possède et la fait valoir, celui qui en place les produits et celui qui les consomme sont liés entre eux par des marchés à livrer dont la durée est en moyenne d’une année. Ces opérations n’ont rien de commun avec ce qu’on appelle vulgairement la spéculation. Elles constituent l’essence même du commerce et de l’industrie et, tandis que la spéculation proprement dite est pour ainsi dire facultative, tandis que l’espoir du lucre en est le seul mobile, négocians et industriels sont obligés de recourir au mode de procéder que nous venons d’indiquer, par la seule force des choses, par l’extension qu’ont prise les transactions de toute nature, par la multiplication des instrumens de production et l’accroissement de leur puissance ; et surtout par la nécessité de tenir tête à des concurrens chaque jour plus nombreux et plus audacieux. Il n’est donc point de chef de maison, grande ou petite, qui ne soit en quelque sorte le soumissionnaire ou l’adjudicataire de plusieurs autres maisons. Tous auront à compter avec les entraves que la nouvelle loi projetée leur imposerait.


I

Telles seraient les conséquences des métamorphoses instantanées que l’on se propose de faire subir à notre régime douanier. Mais on pourrait nous reprocher de ne faire là qu’un procès de tendance, et l’innovation est assez dangereuse pour qu’on l’examine en elle-même, sous toutes ses faces.

La première observation qui s’impose touche à des matières de l’ordre le plus élevé : nous estimons que la mesure proposée est contraire aux principes de notre droit public, tels qu’ils ont été posés par notre Constitution et consacrés par une jurisprudence constante. Les droits de douane intéressent au premier chef notre régime économique, et ce régime, c’est au législateur qu’il appartient de le fixer. Cela se comprend d’autant plus aisément qu’une simple question de plus ou de moins dans le taux d’un droit peut avoir un effet funeste au point de vue de la richesse publique : il est possible que telle mesure tarisse une source vive, ferme un débouché ou ruine une industrie. D’autre part, nous ne le savons que trop et de tout récens événemens viennent de nous le prouver encore, depuis que les efforts et la lutte des nations se