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pourvus d’éducation classique. La langue, qui avait conservé son intégrité chez les poètes parnassiens et chez les premiers représentans du roman réaliste, a commencé d’être entamée par les théoriciens de l’impressionnisme et de l’écriture artiste ; elle continue de l’être par les décadens et par les écrivains des jeunes revues, dont quelques-uns sont influencés par leur connaissance des littératures étrangères et les autres ne relèvent que de leur ignorance. Ils réclament le droit de torturer la langue à leur fantaisie, et ils nous assurent qu’ils auront contribué à enrichir la langue précisément de ces tours que nous leur reprochons. Mais ils se trompent. Car une langue n’est pas cette chose amorphe que chacun pourrait façonner à son gré. Elle enferme les mots dans des cadres formés d’avance : c’est la syntaxe, à laquelle nul n’a le droit de toucher et qu’ont dû respecter les plus hardis novateurs. Rabelais, l’un des plus grands inventeurs de mots que nous ayons, n’a eu que la syntaxe de tout le monde. Victor Hugo a fait de même. C’est lui qui avait raison quand il disait :


Guerre à la rhétorique et paix à la syntaxe.


ou c’était Théophile Gautier, qui aimait à répéter : « Le tout est d’avoir une bonne syntaxe. »

On cite l’exemple des femmes, qui ne savent ni le grec ni le latin, et longtemps même ont été peu instruites, ce qui n’a pas empêché quelques-unes d’entre elles d’être de bons, voire de grands écrivains. L’exemple n’est pas tout à fait probant, puisque les femmes écrivains ont vécu dans l’intimité et subi l’influence d’hommes tout imprégnés de culture classique. Même Mme de Sévigné lisait Tacite dans le texte, et il faut croire qu’elle l’entendait. Ménage avait enseigné le latin à Mlle de Lavergne, et on sait qu’il lui déclarait son amour en cette langue. Mais encore faudrait-il voir à quoi se réduisent les écrits des femmes et quels droits elles ont au titre d’écrivains. Elles excellent dans la correspondance, et leurs lettres ont un naturel, une vivacité, une aisance où n’atteignent presque jamais les lettres des hommes. C’est qu’en effet elles triomphent dans la conversation ; elles en ont fait si bien leur propriété que là où il n’y a pas de femmes, on disserte ou on discourt, on plaisante ou on ricane, mais on ne cause pas. C’est leur conversation que nous retrouvons dans leurs lettres ; et ici, tout ce qui dans un livre serait un défaut, l’abandon, le laisser aller, la négligence, l’outrance et la subtilité sont autant de qualités. Elles écrivent des romans qui valent par la passion et par le sentiment plus que par les mérites d’art. Mais ce qui leur manque justement, c’est le sens de l’art ; ce dont elles sont incapables, c’est de ce travail qui aboutit adonner à la pensée sa forme définitive. Cela est vrai des plus remarquables d’entre elles. Le style de la Princesse de Clèves ne vaut que par sa lucidité transparente. La phrase de George Sand se déroule avec une abondance uniforme et verbeuse qui en fait tout le charme. Pour ce qui est de Mme de Staël, autant elle a eu dans l’esprit de hardiesse, de vigueur et de précision, autant son style est