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d’elles-mêmes. L’étude de notre langue et de notre littérature ne saurait donc se suffire. Elle a besoin d’être éclairée par une autre. C’est ce qu’il ne faut jamais perdre de vue. Toute la question est là. — En voyant d’ailleurs ce qui a résulté de la collaboration de l’esprit latin avec l’esprit français nous n’avons rien à regretter. Et s’ils ont pu se fondre dans une si intime harmonie, c’est apparemment qu’il y avait entre le génie des deux races une étroite parenté. Les qualités qu’on retrouve à travers toute notre littérature et dont nous nous faisons justement honneur sont aussi bien des qualités latines. C’est d’abord la prédilection pour une forme nettement arrêtée, faisant contraste avec la tendance qu’ont les littératures du Nord, depuis l’allemande jusqu’à la Scandinave, à laisser flotter les contours de la pensée. C’est le besoin de marquer dans l’expression de la pensée l’ordre et l’enchaînement logiques, tandis qu’ailleurs le lien logique est fréquemment brisé, et qu’au lieu de développer et de prouver une idée on se contente de la suggérer. C’est le goût de ce qui est général, tandis que les littératures du Nord sont individualistes. Et c’est enfin une certaine pente moralisatrice grâce à laquelle nous ne nous contentons pas volontiers qu’une œuvre d’art soit seulement une œuvre d’art réalisant un type de beauté, mais nous voulons en outre qu’elle serve à réaliser quelqu’une de ces idées sur lesquelles vit la société des hommes.

Nous oublions trop aujourd’hui que nos véritables affinités sont avec les races néo-latines. Nous devons beaucoup à l’Italie et à l’Espagne, si peut-être d’ailleurs elles nous doivent davantage. C’est par l’Italie qu’ont pénétré chez nous les idées de la Renaissance, et par elle que nous est revenu le sentiment de l’art. C’est en Espagne que Corneille a trouvé les initiateurs de son génie, Sénèque et Lucain avant Guilhem de Castro. Et l’auteur de Gil Blas, celui du Barbier de Séville et celui de Hernani n’ont pas eu tort de regarder vers la frontière des Pyrénées. Mais nous ne songeons plus qu’à ouvrir la porte toute grande aux influences du Nord. Notre philosophie nous vient d’Allemagne, pour la partie qui n’est pas anglaise. Aux romans anglais, on a adjoint les romans russes, avec quel enthousiasme et quelle fureur de zèle, chacun le sait ! C’est en Norvège que nous allons chercher des modèles pour notre théâtre. Même tendance en art, dans la musique aussi bien que dans la peinture. Et sans doute il faut applaudir à ce mouvement de curiosité, grâce auquel un temps viendra où rien de la pensée européenne ne nous sera étranger ; mais encore ne devons-nous pas permettre que notre génie national ait à souffrir de cette invasion. Il y a là un danger qu’on ne saurait nier, et que quelques-uns ont senti. Il s’est fondé tout récemment une Revue hispanique, destinée à rétablir des rapports intellectuels avec nos voisins d’Espagne. Des préoccupations de même nature ont amené la création d’une Société d’Études italiennes, destinée à raviver chez nous le goût d’une