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fermeté et peintes avec vigueur, le montrent désormais en pleine possession de lui-même et sorti de la période des incertitudes.


II

Si l’on a le droit d’attendre d’un peintre des sensations sincères et vivement rendues, c’est assurément lorsqu’il se contente de les demander à la réalité environnante. L’effort d’imagination ou de science qu’exigent la conception et l’exécution d’une composition monumentale, décorative, poétique ou historique se trouvant ainsi supprimé, c’est bien le moins que l’artiste nous rende en spontanéité, en franchise, en émotion, en vérité, ce qu’il ne nous donne pas en invention et en idéal. Nous avons déjà remarqué, les années précédentes, que quelques peintres étrangers, surtout ceux de race anglo-saxonne, comprenaient sérieusement, avec une force spéciale, cette nécessité. L’observation reste juste cette année encore. La Jeune veuve, de M. Bacon, de Londres, la Dernière heure, de M. Bulfield, de Lancaster, le Forgeant une ancre de M. Forbes, de Londres, le Benedicite de M. Lormier, d’Edimbourg, montrent, dans la façon de traiter des épisodes de la vie domestique ou laborieuse, un sentiment d’observation particulièrement grave joint à une facture résolue et consciencieuse. Tous ces insulaires ont, il est vrai, appris leur métier dans les ateliers parisiens, chez Cabanel, chez MM. Cormon, Donnat, Carolus-Duran, et l’on voit bien chez eux par où ils procèdent de ces bons maîtres français, mais on y voit bien aussi ce qu’ils apportent de leurs traditions et de leurs habitudes nationales. Le tableau de M. Bacon est une de ces scènes sentimentales auxquelles se complaisent nos voisins, un épisode douloureux de quelque roman familial qui pourrait attendrir les yeux par sa seule mise en scène, en dehors même de toute valeur pittoresque. Un intérieur de salle à manger, un jour d’hiver, au soir tombant ; près de l’âtre où rougit le triste feu de charbons, une vieille femme, à l’air revêche et dur, assise et refusant de lever la tête, malgré le geste suppliant d’une servante, vers une jeune femme, en grand deuil, qui vient d’entrer, et qui, humiliée, anxieuse, défaillante, s’appuie, attendant son arrêt, sur le bord de la table servie. Est-ce une fille fugitive, une mal mariée, qui revient, après le naufrage, se réfugier au logis maternel ? N’est-ce pas plutôt une belle-fille, sans gîte et sans appui, qui tombe chez une marâtre ? Peu importe. La scène est poignante, poignante par l’expression juste et intime des attitudes et des physionomies, poignante par la tristesse noire et l’accord douloureux des ombres et des pénombres. C’est une