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qui se détachent dans cette chambre du fond des peintures. Pour en revenir à ces peintures elles-mêmes, plus je les étudie et me rends compte de la merveilleuse unité de pensée qui pénètre ce vaste ensemble jusque dans ses moindres détails, et plus je demeure convaincu qu’une telle conception n’a pu sortir d’un conciliabule quelconque d’esprits « suggestifs ». Elle a jailli des profondeurs insondables du génie créateur ; elle naquit sous le souffle de la divinité : Numine afflatur, n’est-ce pas bien la devise que porte, dans le médaillon au-dessus de nous, cette magnifique allégorie dans laquelle Raphaël a figuré l’Art et la Poésie ?…

— Vous reconnaîtrez cependant, monseigneur, que la Segnatura tient une place tout à fait distincte et exceptionnelle dans l’art de Raphaël. Les fresques là, devant nous, tranchent si complètement, par la conception et par les visées, sur tout ce que Santi a produit partout ailleurs ! Ces fresques ne parlent pas seulement à nos sens et à notre imagination, comme le font les autres œuvres, du maître : elles sollicitent encore nos facultés intellectuelles, elles en appellent à notre savoir historique et littéraire, elles nous engagent formellement à combiner et à deviner. Nous sommes ici en présence d’une peinture lettrée et réfléchie, abstraite en quelque sorte, j’allais dire idéologique. Et dès lors n’est-on pas justifié, à certains égards, d’y voir une inspiration des lettrés, des hommes de la réflexion et de la pensée ?…

— Et pourquoi ne pas y voir plutôt l’inspiration de Giotto, de Lorenzetti et des autres maîtres du trecento ?…


… J’eus, à cet endroit, un léger mouvement de surprise et d’incrédulité, qui n’échappa guère à mon interlocuteur ; car il sourit d’un air entendu, et, se laissant glisser sur une des chaises rangées devant la Dispute, me fit signe de prendre place à ses côtés. Il puisa de nouveau dans sa belle tabatière, se moucha bruyamment dans un grand foulard rouge, après l’avoir d’abord méthodiquement déployé sur ses genoux, et reprit son discours d’une voix lente, insinuante :


II

— Mais oui, très cher monsieur : nos maîtres du trecento ont beaucoup connu cette peinture idéologique, comme vous venez de l’appeler ; ils l’ont pratiquée largement, et souvent même avec un éclat incomparable. À côté des sujets tirés de la Bible, de l’Apocalypse, des Évangiles apocryphes et de la Légende des Saints, ces maîtres se plaisaient à rechercher aussi certaines données abstraites,