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compte de cet analyste pénétrant de choses spirituellement morbides et presque insaisissables. Longfellow a une tête adoucie de Jupiter, Lowell a la physionomie d’un Anglais de haut parage. Les portraits de Dickens, aux différens âges de sa vie et se ressemblant entre eux aussi peu que possible, sont accrochés partout. Mrs Fields donne les plus curieux détails sur ses lectures en Amérique où il eut un immense succès. La description d’une grosse chaîne d’or qu’il attachait à sa montre, pour hypnotiser l’attention du public, me fait deviner mieux que tout le reste un certain côté de cabotinage qui s’alliait à l’indiscutable génie du romancier ; mais je réserve mon opinion, car on serait mal venu de toucher aux idoles dans le sanctuaire qui leur est consacré.

Après avoir parlé du salon de Mrs Fields, il devient difficile d’en citer aucun autre, quoique les maisons où l’on cause soient nombreuses à Boston et que nulle part l’hospitalité, cette vertu générale en Amérique, ne soit pratiquée avec plus de grâce. Je noterai seulement l’effet de la culture intellectuelle, poussée très loin, sur les intérieurs, leur ameublement et leur décoration. Une sobre élégance est le signe distinctif de cette société qui tient à faire preuve de raffinement en toutes choses. Les splendeurs du luxe ne lui sont certes pas étrangères, mais l’éclat en est tempéré, fondu pour ainsi dire par le bon goût, comme il ne l’est pas toujours ailleurs. Je pourrais nommer par exemple une demeure particulièrement opulente qui eût ressemblé facilement à quelque fastueux magasin de bric-à-brac ou à un musée prétentieux des arts décoratifs. Le comble du tact a été de tourner cet écueil, de faire en sorte qu’il n’y ait rien de trop. Depuis les retables d’autel dérobés aux églises d’Italie, jusqu’aux bibelots de notre XVIIIe siècle, depuis les chefs-d’œuvre de la peinture allemande et française jusqu’au portrait de la dame du logis, — le plus beau qu’ait jamais peint Sargent, — tout est à sa place, tout, jusqu’à un drapeau des grenadiers de la garde de Napoléon qui a l’air de conter au coin d’une cheminée Renaissance les gloires de l’armée française. Il n’y a ni encombrement, ni profusion, ni étalage ; une savante harmonie enveloppe tout ; c’est simplement le cadre exquis d’une femme charmante. D’autres hôtels, — celui par exemple qui renferme une belle collection des tableaux du grand coloriste William Hunt, — feraient bonne figure dans le faubourg Saint-Germain et logent d’imposantes douairières qui n’y seraient nullement déplacées. Ce goût irréprochable semble s’étendre à la nourriture d’une façon qui justifie les théories de Brillat-Savarin. En Amérique on mange mal, même dans beaucoup de