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locataires, est un enfer pour l’Anglo-Saxon : il lui faut, — et nous avons grand’peine à comprendre cette exigence, étant d’un tempérament plus sociable, — une demeure à lui, si petite qu’elle puisse être, où il n’ait pas à craindre le contact des voisins ; il lui faut ce qui ne peut se traduire en français : la privacy du home, la vie privée entourée de murailles dont il soit le maître. Mr et Mrs Lincoln ont pensé que, faute de mieux cependant, le tenement house lui-même pouvait être amélioré, devenir compatible avec la vie de famille. Pour cela ils se sont courageusement voués à l’administration de quelques maisons à étages bien nettoyées, où, se mettant au lieu et place du propriétaire, ils exercent comme gérans une surveillance dont profitent les locataires honnêtes délivrés ainsi de tout mauvais voisinage.

J’ai été invitée chez eux à une très intéressante soirée. Un M. Riis, d’origine hollandaise, écrivain et conférencier, nous fit une courte nouvelle de sa façon, intitulée Skippy, l’angoissante histoire d’un gamin des rues qui finit par la potence, quoiqu’il soit né avec toutes les qualités qui font un bon Américain. Le secret de son naufrage, c’est que le home lui a manqué, avec la cour où des enfans avides de jeu peuvent en liberté lancer une balle. Ce que revoit Skippy sous le sinistre bonnet, à la minute suprême, ce ne sont pas les méfaits dont il est à peine responsable ; non, il revoit le tenement house ignoble, cause première de tous ses maux. Les commentaires qui accompagnent ce récit ont d’autant plus de poids que M. Riis, si je ne me trompe, a longtemps occupé une importante situât ion dans la police. Après lui, plusieurs personnes encore parlent de l’on lance misérable et abandonnée, entre autres une demoiselle de Buffalo qui s’est attachée à moraliser les faubourgs de cette ville industrielle fort corrompue, paraît-il, d’après les détails qu’elle nous donne avec intrépidité sur la prostitution d’enfans de six ans. C’est encore pis qu’à Chicago, où le club des femmes eut quelque peine à faire porter de dix ans à seize l’âge du consentement pour les filles.

Le rouge monte aux joues des dames présentes, ce qui ne les empêche pas ensuite de faire honneur à une excellente soupe aux huîtres et à des rafraîchissemens variés. « Je vous mènerai voir mes Skippys, me dit l’une d’elles. Vous jugerez de ce que nous en faisons. »

Et, en effet, elle me conduit, le samedi suivant, entre sept et huit heures du soir dans le vaste local, salle de danse ou autre, qu’elle a loué au centre d’un quartier populeux, pour les exercices de sa brigade. Cette brigade est composée de gamins des rues dont elle prétend faire des hommes en s’aidant de la recette du professeur