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heureuse de revoir, après quarante-cinq ans, son frère Philippe IV et ouvrant à la française ses bras pour l’embrasser, celui-ci, avec une gravité tout espagnole, avait retiré sa tête hors de sa portée, « tellement immobile, dit un autre chroniqueur, qu’on l’eût plutôt pris pour une statue que pour un homme vivant. » Les fatigues, les soucis de toute sorte que Velazquez eut à subir pour s’acquitter des fonctions qui lui étaient dévolues dépassaient les forces humaines ; mais, en dépit de ces ennuis, sa courtoisie et sa bonne grâce ne se démentirent pas un instant. Sa belle tournure et la correction de sa tenue faisaient l’admiration de tous.

Ce n’est qu’après soixante-douze jours d’absence qu’il rentra, le 20 juin, à Madrid. Les siens l’y attendaient avec anxiété, fort émus par le bruit qui avait couru de sa mort. Epuisé, déjà souffrant, il portait en lui le germe de la fièvre pernicieuse qu’il avait sans doute contractée sur les bords de la Bidassoa et qui devait l’enlever peu après. Très frappé par l’annonce de sa maladie, le roi lui avait aussitôt envoyé deux de ses médecins pour le soigner ; mais ceux-ci ne purent que constater l’état désespéré de l’artiste, qui, après avoir traîné quelque temps, expirait le vendredi 6 août 1660, à l’âge de 61 ans. Les funérailles se firent avec éclat, au milieu d’un grand concours de ses confrères et des plus hauts personnages de la cour. Les membres de l’ordre de Saint-Jacques avaient voulu porter eux-mêmes le cercueil sur leurs épaules, et la musique ainsi que les chœurs de la chapelle royale accompagnaient l’office. Philippe IV s’était montré fort affecté de cette perte, et ù quelque temps de là, en regard d’une délibération de la Junte relative au règlement du traitement de Velazquez, ne pouvant encore se résoudre à trancher la question, il écrivait d’une main tremblante ces deux mots : « Quedo abatido ; Je reste accablé ! »


X

Pas plus qu’il n’avait eu de prédécesseurs, Velazquez ne devait laisser d’héritiers de son talent, et, si dociles qu’aient été ses élèves, ils ne font que mieux ressortir encore toute sa supériorité. Le plus remarquable d’entre eux, Juan-Bautista del Mazo, qui dès 1634 était devenu son gendre, possédait une très réelle habileté à copier les œuvres de Titien, de Véronèse, de Tintoret et même de Rubens. Ses portraits, qui offrent certaines analogies de facture avec ceux de Velazquez, prêtent parfois à des confusions ; mais les seuls qui puissent mériter cet honneur sont ceux que ce dernier lui-même a remaniés et réveillés par quelques touches