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D’où sont venus tous les malheurs ? Hélas ! la Prusse eut naguère pour roi un homme fort distingué, aussi savant théologien que grand connaisseur en matière d’art et de littérature. Son peuple s’étant insurgé, ce dilettante couronné, qui aimait trop les choses de l’esprit, oublia que Dieu avait remis entre ses mains le glaive de la justice pour qu’il s’en servit. Il entra en arrangement avec la révolution, il signa avec elle un traité fatal qui a lié ses successeurs. Quiconque a lu la Bible sait qu’un jour les arbres se mirent en chemin pour aller choisir et oindre un roi. Ils s’adressèrent successivement à l’olivier, au figuier, à la vigne, et ils leur dirent : « Régnez sur nous. » Mais l’olivier répondit : « Je préfère mon huile à l’ingrat plaisir de vous gouverner. » Le figuier dit à son tour : « Vous êtes de sottes gens, j’aime mieux mes figues. » Et la vigne leur déclara que leurs affaires n’étaient pas les siennes, qu’elle ne s’occupait que de son vin, qui réjouit le cœur des dieux et des hommes. Alors les arbres dirent au buisson d’épines : « Viens et règne sur nous. » Le buisson accepta et dit : « Réfugiez-vous comme vous pourrez sous mon ombrage, sinon un feu sortira de moi et dévorera les cèdres du Liban. » Tel est le sort des souverains qui s’abandonnent. Si le buisson d’épines ne règne pas sur la Prusse, il est devenu du moins fort gênant, son outrecuidance n’a plus de bornes, et l’olivier, que Dieu avait oint, est sans cesse obligé de compter avec lui. Quelle joie pour les conservateurs si l’empereur-roi venait à se brouiller avec son parlement, qui est son buisson ! Mais jusqu’ici on vit en paix, et si on échange de temps à autre quelques propos vifs ou aigres, on finit toujours par s’arranger. Est-il de si bons ménages qu’on ne s’y querelle jamais ?

Nous vivons dans des temps si troublés qu’il n’y a point de parti, quelque pures que soient ses intentions, qui n’ait ses inconséquences et ses tares. Les conservateurs prussiens n’ont pas seulement des dogmes, ils ont des intérêts ; ils sont les représentans de la doctrine du droit divin, mais ils représentent aussi la grande propriété foncière, et en mainte circonstance, ils ont reproché à leur souverain de ne pas faire passer leurs intérêts avant tous les autres. Ces grands ennemis de l’utilitarisme politique et de l’esprit de discussion se sont permis de discuter ce qu’ils appellent ses accommodemens et ses fâcheux compromis. A la vérité, ils mêlent un peu de dogme à leurs théories économiques. Ils tiennent que, la terre ayant été créée par Dieu, ceux qui la cultivent sont plus près de lui que les financiers et les agens de change, que le Seigneur des armées est aussi le Dieu des agriculteurs, qui sont ses ouvriers ; que c’est pour eux qu’il fait briller son soleil et envoie du ciel les pluies fécondantes. Aussi pensent-ils que la propriété foncière est la seule qui se recommande d’elle-même à la sollicitude de l’État, et ils se plaignent avec aigreur qu’on ne les protège pas assez, qu’on les délaisse, qu’on les sacrifie.