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Kaunitz savait mieux que personne à quels auditeurs méfians il avait affaire. Il n’ignorait pas non plus quelles préventions au moins égales régnaient dans les conseils de Louis XV, et quel lien formé par une complicité criminelle tenait la politique française attachée, ou plutôt assujettie, aux caprices et aux convoitises du ravisseur de la Silésie. Il n’essaya pas de dissimuler les obstacles que ses tentatives de réconciliation et de rapprochement avaient rencontrés à Versailles. Mais il constata en même temps les indices de sentimens plus favorables qu’une observation sagace lui avait révélés ou fait pressentir. Admis dans l’intimité royale, il avait pu démêler chez le souverain un ressentiment caché, mais amer, des procédés hautains et des railleries dont l’écho lui arrivait de Berlin ; et chez tous les agens mêlés à la dernière guerre, il avait trouvé un souvenir impatient du prix que leur avait coûté et de la gêne que leur avait causée une alliance précaire toujours prête à faire défaut et rompue deux fois en pleine campagne. Enfin, il avait pu lire sur le visage des conseillers les plus fidèles à l’ancien système, toutes les fois que le nom de Frédéric était prononcé devant eux, l’expression de la peur plutôt que de la confiance. Tous ces sentimens d’inquiétude ou d’irritation ne pouvaient manquer d’être surexcités le jour où on pourrait démontrer, preuves en main, que l’allié suspect était entré de nouveau, mais cette fois avant toute épreuve, en intelligence secrète avec l’ennemi déclaré.

De cette découverte naissait d’ailleurs entre la France et l’Autriche un intérêt commun qui pouvait devenir la base d’un accord : car la même évolution politique qui laissait l’un des deux États dans l’isolement, condamnait l’autre à une privation du même genre. Délaissée par la Prusse, la France, à la veille d’une grande crise restait aussi dénuée de tout auxiliaire que l’Autriche séparée de l’Angleterre. Situation, nécessité pareilles, quelle meilleure raison pour s’unir ? En tout cas nulle autre voie de salut ne pouvant être tentée, jamais on ne trouverait d’occasion plus favorable pour s’en faire ouvrir l’entrée.

Le plan développé alors par Kaunitz à l’appui de ces considérations était conçu avec la hardiesse d’un homme d’État qui, dédaignant l’insuffisance des solutions moyennes et mesquines, marche droit au but et sait proportionner l’importance des sacrifices à la grandeur du résultat. Il était temps, suivant lui, de sortir d’un système de temporisation qui laissait grandir le mal au lieu de le conjurer. Le moment était venu de tenter contre la Prusse un retour offensif en obtenant de la France, pour seconder cette audacieuse tentative, sinon son concours effectif, au moins son