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vertu d’un ordre formel de sa part que cette communication à huis clos devait avoir lieu. Le modèle de cette attestation dut être rédigé sous ses yeux par Bernis lui-même. Le roi prit la minute, l’emporta dans son cabinet, et revint quelques minutes après, le visage épanoui, et tenant la pièce copiée tout entière de sa propre main.

Il y eut ensuite une sorte de détente dans la conversation. Louis XV ne craignit pas de laisser voir le désir qu’il avait toujours eu de se rapprocher de l’impératrice, l’inquiétude que lui causaient les progrès de l’irréligion auxquels le roi de Prusse ne craignait pas de donner des encouragemens publics et qui ne pouvaient être arrêtés que par le concert des deux puissances dont la contagion ne pouvait approcher. Il ne déguisa pas non plus son ressentiment des infidélités et des procédés injurieux de Frédéric. C’étaient comme des bouffées d’irritation et d’impatience longtemps contenues qui s’exhalaient de son âme. Quand il se fut retiré, Mme de Pompadour, restée après lui, entra dans plus de détails, et sur les entretiens qu’elle avait eus avec M. de Kaunitz, et sur les torts reprochés au roi de Prusse. Si elle avait des griefs personnels, elle eut le bon goût de n’y faire aucune allusion, car Bernis, racontant cette scène à sa famille, longtemps après avoir encouru sa disgrâce et quand elle avait cessé de vivre, n’aurait pas manqué d’en faire mention. Il crut comprendre pourtant qu’il y avait sous jeu des considérations d’un ordre particulier qu’il fallait concilier, dit-il, avec la prudence et le bien de l’Etat. Il félicita la marquise de la marque de confiance qu’elle recevait et de l’assurance qu’une si grande affaire confiée à ses soins devait lui donner de la durée de sa faveur, et se retira toujours très troublé. Comme il sortait, le roi, sortant lui-même du conseil, l’aperçut et l’appela pour lui raconter qu’il avait trouvé l’occasion de faire parler deux de ses ministres, d’une manière générale, de la possibilité ou de la convenance d’un rapprochement avec la cour de Vienne. « Vous serez bien content, dit-il, ils m’ont parlé absolument comme vous. » Il n’est pas sûr que ce fut la meilleure manière de lui rendre courage[1].

Du château, Bernis se rendit directement chez Stahremberg,

  1. Bernis, Mémoires, t. IV, ch. V. On voit que ce récit, qui a un grand caractère de sincérité et où Bernis ne se donne nullement un rôle héroïque, contredit absolument le fait si souvent allégué d’un ressentiment personnel qu’il aurait porté dans cette négociation par suite d’une appréciation blessante que Frédéric aurait faite de sa valeur poétique. En outre, il n’est nullement sûr que le vers de Frédéric dont on a dit que Bernis fut choqué :
    Évitez de Bernis la stérile abondance
    et qui se trouve dans une pièce de 1744, fût connu en France à ce moment. Bernis lui-même avait fait depuis lors hommage à Frédéric de plusieurs de ses compositions. Enfin il est notoire que depuis qu’il avait accepté des charges politiques, il n’aimait pas qu’on lui parlât de ses vers et ne paraissait plus attacher aucun prix à sa réputation littéraire.