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maîtres à Louis-le-Grand, et auquel cet appareil guerrier fort inattendu inspirait une certaine déférence pour son ancien élève.


II

Ce métier de soldat dont je faisais l’apprentissage sur la route de Rouen, dans les premiers jours du mois de mars 1848, allait devenir celui de toute l’Ecole. Il ne s’agissait plus de cours ni d’études. Le gouvernement avait besoin de nous pour un autre devoir, il nous transformait d’office en défenseurs de l’ordre ; — défenseurs sans prestige avec nos habits et nos redingotes de gros drap simplement décorés aux collets des palmes universitaires, Aussi n’eut-on rien de plus pressé que de nous mettre sur le même pied que l’Ecole polytechnique, en nous donnant comme à elle un costume militaire.

L’histoire de notre costume est restée dans ma mémoire comme un des épisodes les plus gais de cette époque extraordinaire. Pour le composer, on avait nommé une commission où figuraient notre directeur, M. Dubois (de la Loire-Inférieure), un intendant militaire, un tailleur, et que présidait M. Letronne, de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, directeur des Archives nationales. Pourquoi M. Letronne ? Sans doute parce qu’il avait beaucoup étudié la peinture dans sa jeunesse et qu’on espérait trouver chez lui, soit dans sa collection personnelle, soit aux Archives, quelques dessins suggestifs. C’était un petit homme au visage rasé, aux traits fins, aux cheveux naturellement bouclés. Il se tira fort spirituellement de cette présidence improvisée. Si je m’en souviens bien, il n’y eut du reste qu’une seule séance, à laquelle je fus conduit officiellement par notre directeur.

D’où me venait cet honneur ? D’un vote tout récent de mes camarades. La difficulté de maintenir l’ordre sans forces régulières organisées augmentait chaque jour. Le gouvernement était fort inquiet, il cherchait des soldats et des officiers. En même temps qu’avec une rare prévoyance il créait les bataillons de la garde mobile, il invitait les grandes écoles de l’Etat — l’Ecole normale supérieure, l’Ecole centrale, l’Ecole des beaux-arts, l’École d’Alfort — à choisir chacune par voie d’élection deux capitaines d’état-major qui, avec un certain nombre d’élèves de l’Ecole polytechnique et de Saint-Cyr, renforceraient l’état-major de la garde nationale devenu insuffisant. La section des lettres de l’Ecole normale voulut bien m’élire, pendant que la section des sciences élisait l’excellent M. Debray, mort il y a quelques