d’un geste en me disant simplement, d’une voix tranquille, sans l’ombre d’une émotion : « J’ai assez de mes deux compagnons. Restez avec le colonel, nous allons revenir. » On eût dit qu’il s’agissait d’une simple promenade. Nous pensâmes depuis qu’avec son esprit chevaleresque, il n’avait pas voulu se montrer plus méfiant que les insurgés. Ils étaient venus à lui au nombre de trois, il allait à eux avec le même nombre de personnes.
Les heures qui suivirent peuvent compter parmi les plus douloureuses qu’il ait été donné à des hommes de cœur de traverser. Nous restions immobiles, paralysés, sans instructions, sans ordres. Nous entendions sur la rive droite de la Seine le canon gronder et s’avancer par les grands boulevards vers la place de la Bastille. C’est là qu’était notre rendez-vous, c’est là que nous aurions dû arriver les premiers par la rive gauche ; mais les heures succédaient aux heures, et le général ne revenait pas ! En face de nous la barricade paraissait presque déserte. On n’y entendait aucun bruit. Il nous semblait facile de l’enlever. Mais donner le signal de l’attaque, c’était condamner notre chef à mort. Nous attendions le cœur serré d’une inexprimable angoisse. Nous soupçonnions qu’un drame devait se passer de l’autre côté de la barrière, mais le bruit n’en arrivait pas jusqu’à nous, et nous cherchions en vain le moyen d’y intervenir. Trois heures au moins se passèrent ainsi, peut-être davantage.
Tout à coup nous vîmes sortir de la barrière deux des parlementaires qui avaient invité le général à y entrer. Ils étaient tête nue, ils avaient des larmes dans la voix, ils paraissaient désespérés. Sans le savoir, sans le vouloir, ils avaient attiré notre chef dans un piège. Après une longue discussion, les violens de leur parti avaient pris le dessus sur les modérés. Le général était en danger de mort, peut-être même était-ce déjà fini. Ils se remettaient entre nos mains comme des coupables involontaires, mais comme des coupables. Ils s’attendaient évidemment à être fusillés, nous n’y pensâmes pas une minute. Qu’aurions-nous fait de leurs vies ? Nous leur répondîmes que leur place n’était pas auprès de nous, qu’il ne leur restait qu’un moyen d’expier leur faute, se faire tuer pour sauver le général. Ils repartirent en courant, et tout rentra dans le silence.
Silence lugubre, rempli des plus funèbres pressentimens ! La situation ne pouvait cependant se prolonger. Où était le devoir ? Quel ordre nous donnait-on ? Qu’attendait de nous le gouvernement ? Au comble de l’embarras et de l’anxiété, le colonel Thomas, notre commandant provisoire, finit par envoyer un lieutenant de cuirassiers demander des instructions au général