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acceptable. Il défait à mesure le travail de l’érudition. Les élèves de l’École des chartes auront beau s’évertuer, aux yeux de la foule leur histoire ne prévaudra jamais contre celle du père Dumas. Et de même, chaque fois qu’il se produit un événement de quelque importance, en ce temps de renseignemens précis et de communications rapides, qu’on songe aux transformations qu’a subies la nouvelle avant de se répandre dans la masse illettrée ! Il en est ainsi. La croyance au merveilleux est seule naturelle. L’extraordinaire paraît seul vraisemblable. Il nous faut de longs efforts, toute une lente éducation, pour arriver à dissiper les mirages qui nous cachent le réel et pour acquérir le sens du vrai.

Cette éducation de l’esprit se fait chez nous entre le Xe et le XIVe siècle. La fécondité épique de notre race est épuisée. L’épopée cesse d’être un genre vivant, donnant satisfaction aux tendances de la société, et, à l’exemple des êtres de la nature, réunissant dans sa complexité organique des élémens divers. Ces élémens se dissocient fit chacun s’en va vivre de sa vie propre. Dans l’épopée, les données du réel et l’apport de l’imagination se mêlaient intimement. Histoire et fiction se confondaient. Voici qu’elles se distinguent. Le poème peu à peu se vide de son contenu historique. La matière se réduit presque à rien. La part de mise en œuvre s’augmente d’autant. Le poète est de moins en moins dépendant des faits : il laisse un libre cours à sa fantaisie personnelle ; il n’a plus foi dans ses récits, où ceux qui les écoutent ont aussi bien cessé de chercher un enseignement, pour n’en plus attendre qu’un amusement. Il est devenu un inventeur, et les inventions qui lui plaisent le mieux sont les plus romanesques et les plus folles. Cependant la curiosité des hommes désireux de savoir ne cesse pas d’être éveillée. Elle demande à un autre genre les satisfactions qu’elle ne trouve plus dans l’épopée. Par là même elle crée ce genre. C’est l’histoire, désormais distincte de l’épopée. Mais l’histoire ne rompt pas brusquement les liens qui longtemps encore la rattacheront à la poésie. Ce n’est pas en un jour qu’on se débarrasse d’habitudes ou de servitudes séculaires. La forme des chansons de geste s’impose aux premières histoires, comme on le voit par les chansons d’Antioche et de Jérusalem, qui contiennent l’histoire de la première croisade, et par les Romans de Brut et de Rou, dans lesquels Robert Wace a relaté l’histoire des Bretons et celle des Normands. Vers le même temps c’est en prose qu’écrivent les clercs qui dans les monastères rédigent en latin leurs annales ; c’est la prose qu’a adoptée Villehardouin pour écrire dans la Conquête de Constantinople ses mémoires personnels. L’histoire est définitivement constituée le jour où, grâce à ces exemples, elle substitue le langage de la prose au langage des vers. Elle va être pour les hommes du XIVe siècle ce qu’avait été l’épopée pour ceux du Xe. Le progrès des temps et le hasard des dates va faire un historien de celui