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et à un point tout à fait surprenant. C’est ici le trouvère qui a nui au poète. Il avait trop le goût de l’extraordinaire et voire du fabuleux. Il avait trop lu de Lancelot du Lac. Sa mémoire était encombrée du souvenir des merveilles inventées par les poètes. Il croyait aux enchanteurs, aux chevaliers métamorphosés, aux ours qui parlent, aux génies qui font quatre cents lieues en une nuit et se changent en truie ou en fétu de paille, aux statues de la Vierge qui font des miracles, aux cloches qui se mettent à sonner d’elles-mêmes, aux châteaux mystérieux dont les souterrains furent creusés par le paladin Roland, aux devins, aux astrologues, et aux femmes-fées de l’île de Céphalonie. Cela ne le préparait pas à discerner l’origine exacte et la tournure véritable des faits. Il est crédule au-delà de toute expression. Il est la proie de tous les Gascons, dans un temps où tout le monde était Gascon. Il manque totalement de ce scepticisme qui est le commencement de la critique. Il ignore également l’art de vérifier les dates et celui de contrôler les renseignemens. Il ne s’essaie même pas aux problèmes de la discussion des sources. Au surplus, ce sont, encore aujourd’hui, ceux qui offrent le plus de difficultés. — Après qu’on a précisé la nature des faits, il reste à en montrer l’importance. Les faits ne signifient rien par eux-mêmes ; ils ne prennent de sens qu’autant qu’on les rapporte à un ensemble. Les plus minces peuvent être fertiles en conséquences ; toute leur valeur est relative. Telle bataille perdue ou gagnée a été sans influence sur la destinée d’un peuple qu’il suffira pour bouleverser de quelques deniers ajoutés à un impôt. C’est ce que Froissart ne soupçonne même pas. Les épisodes brillans de l’histoire sont les seuls auxquels il s’attache. Il en mesure l’importance à l’éclat qu’ils ont eu et au bruit qu’ils ont fait ; le lien qui les unit lui échappe. Il laisse dans leurs ténèbres et il néglige les intervalles obscurs, n’ayant souci que des parties lumineuses. Cela est rendu sensible par la manière même dont il compose. Il passe d’un sujet à un autre, quitte celui-ci pour le reprendre, s’arrête en route, revient en arrière, non pour nous montrer la complexité de la matière et le contre-coup des événemens, mais pour nous présenter autant de faits isolés. Ce qu’il n’en a su jamais voir, c’est l’enchaînement et la suite.

C’est une première raison pour que Froissart n’ait compris que médiocrement cela même qu’il a le mieux décrit. Il y en a d’autres et de plus graves. Content de décrire, Froissart ne s’est pas soucié de comprendre. Il n’a rien vu que par l’extérieur : tout l’intérieur lui est resté fermé. Ses personnages ont l’air de vivre. Ils agissent ou ils s’agitent ; ils sont remuans, emportés, violens ; ils se provoquent, ils se défient, pareils aux héros des Chansons, et, comme eux, dessinés d’un trait et marqués d’une épithète. Quel est d’ailleurs leur caractère ? et s’ils en ont un, qu’y a-t-il derrière la parade de leur héroïsme et sous l’étalage