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envoient leurs eaux de fusion. On en compte 257, formant ensemble une superficie de 1 037 kilomètres carrés, environ 10 000 hectares de neiges éternelles. Un seul d’entre eux, celui d’Alelsch, suspendu aux flancs de la Yungfrau, couvre 150 kilomètres carrés et cube 22 milliards de mètres. Ces inépuisables dépôts, échelonnés sur un développement de quarante lieues, le long du sillon valaisan où se forme le fleuve, s’égouttent dans le thalweg par de nombreux torrens : il en absorbe près de quatre-vingts avant d’arriver au Léman, et il reçoit en outre les infiltrations de trente petits lacs, enchâssés dans les cirques de rocher.

Cette mer d’eaux congelées et d’eaux vives emplit toutes les gorges dès deux hautes murailles latérales, les Alpes Bernoises, les Alpes Pennines. La Yungfrau, le Finster-Aarhorn, le Simplon, la Gemmi, le Mont-Rose, le Cervin dominent la forêt d’aiguilles qui fait au jeune Rhône une avenue triomphale d’obélisques de glace. Quelle entrée dans le monde ! Incomparablement plus belle et plus grandiose que celle des autres enfans du Gothard, le Rhin, l’Aar, le Tessin. La superficie de l’ensemble des glaciers qui alimentent le Rhin est de 265 kilomètres carrés, le quart du chiffre que j’ai donné plus haut pour le réservoir glaciaire du Rhône. Je ne voudrais pas contrister les humbles ; mais, à côté du fils des Alpes naissant dans cette gloire, ce sont de pauvres filles que la Seine sortant de sa taupinière, la Loire suintant de son petit pain de sucre. Pour calculer exactement les réserves alimentaires du Rhône, il faut y joindre le Mont-Blanc : le géant cuirassé de glaciers s’écoule dans l’Arve, rivière d’un débit égal à celui du fleuve auquel elle apporte de bonne heure son magnifique tribut. Néanmoins, en dépit de cette profusion de ressources, le Rhône risquerait de descendre au-dessous de l’étiage durant les hivers prolongés, s’il n’avait pour nourrices que les montagnes de neige. La nature a paré à ce danger par une combinaison ingénieuse. La Saône, principal affluent du fleuve, est soumise au régime inverse ; née au seuil de Lorraine, sous les forêts des Vosges, elle grossit aux pluies de la mauvaise saison ; elle tarit par les sécheresses des étés brûlans, alors que la fonte des neiges enfle le Rhône dans des proportions menaçantes. Grâce à ces origines contraires des deux conjoints, le débit au-dessous de Lyon est égalisé en tout temps, réglé avec la précision d’un mécanisme d’horlogerie. — Regimbe qui voudra, c’est une fière intelligence qui a fait tous ces arrangemens ; je la prête à ce cours d’eau pour la commodité du discours, comme on dit un crayon habile ou une plume