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nominis disertos viros cognovi ; » ce qui laisse entendre qu’il se regardait comme d’une autre race qu’eux. Il est bien probable aussi que le latin n’est pas la première langue qu’il ait parlée, puisqu’il fut forcé de l’apprendre à fond quand il vint habiter Rome.

Son père lui avait laissé deux millions de sesterces (400 000 fr.), ce qui lui permit de courir le monde pour s’instruire. Il alla d’abord à Carthage, où il apprit la rhétorique, qu’on y enseignait avec éclat, et fit connaissance avec la philosophie. C’est sans doute pour se perfectionner dans cette science que de Carthage il se rendit à Athènes, dont les écoles étaient alors très célèbres. Il y prit un goût si vif pour Platon que désormais il tint à s’appeler lui-même, en tête de ses ouvrages, « le platonicien de Madaure. » Mais la philosophie ne l’occupait pas seule ; il étudiait avec elle l’histoire naturelle, l’astronomie et l’astrologie, la médecine, la musique, la géométrie. Il avait une passion d’apprendre qui s’étendait à tout ; il fallait qu’il cultivât à la fois toutes les branches des lettres et des sciences. Pour ne parler que de la littérature, il n’y a presque aucun genre qu’il ait négligé. Il écrivait des discours et des ouvrages philosophiques aussi aisément que des romans, des dialogues et des vers de toute mesure. On comprend qu’il ait été tenté de montrer tous ces talens, dont il était très fier, à la capitale de l’empire : c’était le rendez-vous des personnages importans ou distingués du monde entier, qui espéraient s’y faire remarquer ; on y venait de partout, par curiosité ou par ambition, pour jouir des spectacles qu’elle donnait ou pour s’y donner soi-même en spectacle. On comptait bien, si l’on n’était pas un sot, y améliorer sa situation ou sa fortune. Apulée, qui se décida, comme les autres, à faire ce voyage, nous en parle avec une sorte de solennité ; il a soin de noter, comme une date importante de sa vie, que c’est la veille des ides de décembre qu’il fit son entrée « dans la ville sainte. » Il y arrivait assez pauvre. Les voyages coûtent cher ; son séjour dans les écoles de Carthage et d’Athènes avait fort diminué sa fortune : il nous dit qu’il s’était ruiné à subvenir aux besoins de ses amis et de ses maîtres, et même à doter leurs filles. Peut-être aussi n’a-t-il pas toujours mené une existence régulière. Nous savons qu’il avait fait des vers d’amour, ce qui paraissait peu séant à un philosophe et suppose des habitudes assez dissipées. Il lui fallut donc, dans la grande ville, gagner sa vie et tirer profit de ses talens. Il acheva d’abord de s’y rendre maître du latin, qu’il parlait assez mal, puis il se fit avocat. Ce métier lui réussit bien et lui permit de vivre à l’aise ; pourtant il ne lui donna pas la fortune, comme à d’autres. Quelques années plus tard, dans le discours qu’il composa pour se défendre, il est obligé de convenir qu’il est pauvre ; mais il s’en console en rappelant