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C’était une pyramide très haute, avec plusieurs rangs de gradins superposés, des bas-reliefs, des colonnes qui semblaient suspendues en l’air. Au sommet de l’édifice, comme sur les clochers de nos villages, un coq battait des ailes ; sur le flanc, la pierre, percée de petits trous, logeait des essaims d’abeilles. Ce monument, qui devait faire l’admiration des gens du pays, et dont Secundus était très fier, ne lui semblait pas complet tant qu’il n’y avait pas fait inscrire quelque belle poésie. Un lettré de ses amis, qu’il en pria sans doute, composa, pour les graver sur la pierre, quatre-vingt-dix hexamètres, suivis de quelques distiques. C’était beaucoup ; mais il est clair qu’on témoignant ce goût immodéré pour la poésie on voulait passer pour un homme bien élevé, qui avait fréquenté les écoles et qui savait vivre. Ce genre de vanité était très ordinaire en Afrique, où, comme nous l’avons vu, on prisait beaucoup l’éducation. On le poussait même facilement jusqu’au pédantisme. Ceux qui voulaient paraître plus entendus ne se contentaient pas des mètres vulgaires : ils écrivaient des iambiques de diverse mesure, ou même des ioniques mineurs ; ils cherchaient le mérite de la difficulté vaincue et goûtaient beaucoup l’acrostiche. Et ce ne sont pas seulement les gens d’importance, mais quelquefois aussi de très petits personnages, un paysan, un joaillier, qui se donnent le luxe d’une épitaphe en vers. Un pauvre homme de Carthage, qui fait le métier de courrier et qui porte les dépêches officielles, nous raconte qu’il s’est bâti un tombeau d’avance, et que c’est un plaisir pour lui, quand il traverse la plaine, de lire les vers qu’il y a fait graver.

Par malheur, les vers des poètes africains sont presque tous horriblement boiteux : on n’y trouve d’ordinaire ni quantité ni mesure. C’est au point qu’on s’est demandé si leurs incorrections sont tout à fait involontaires, si ce n’est pas de parti pris et par une sorte de système qu’ils commettent des fautes si lourdes et si fréquentes. On a imaginé qu’ils peuvent appartenir à une école particulière, qui fait profession de négliger les règles ordinaires parce qu’elle a une méthode spéciale pour versifier, et que, par exemple, ils remplacent la quantité par l’accent. C’est faire à ces pauvres poètes beaucoup trop d’honneur ; en réalité ils ne respectent pas plus l’accent que la mesure, et font des vers faux parce qu’ils ne savent pas les faire autrement. Saint Augustin avoue que les Africains ignorent absolument la quantité des mots latins et qu’ils ne distinguent pas les syllabes longues des brèves. Aussi ne sont-ils pas très exigeans : il leur suffit que la ligne qu’ils tracent, et qui leur paraît un vers, se termine par quelque chose qui ressemble à un dactyle et à un spondée, ils