Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/284

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pluie, en s’étalant sur le verre de ma jumelle, ait cause cette apparence. « Douteux », décidé-je au bout de ce doute ; et le fourrier inscrit ce mot sur le papier qui sera soumis tantôt à la casuistique du chef d’escadron. Le quatrième coup : long, à n’en pas démordre, car le bord dentelé de cette ligne s’est détaché tout noir sur la fumée blanche. Je continue de la sorte, menant à trois mille mètres cette partie de whist qu’une seule erreur peut me faire perdre ; trois minutes encore, et j’ai fini, et je rends au repos les six bêtes de métal, dont le travail étrange, tout de crise, dure des temps infinitésimaux et dont la terrible vie, somme de ces instans foudroyans, n’atteint pas jusqu’à une seconde.

J’ai fini avec eux, mais non pas avec moi : je dois aller remplacer Baujan au poste de la batterie de siège, pour qu’il soit libre de tirer à son tour. Il y a des signaux blancs élevés sur une des traverses de cette batterie, et c’est vers eux que convergent les indications des autres cibles dressées à gauche et à droite du polygone. « Commencez le feu, » disent-ils ensuite dans leur langue, ou bien : « Halte au feu, » et l’importance de ce renseignement est telle qu’on ne veut le recevoir que d’un officier. L’un de nous est donc là sans cesse, attentif à cette ficelle qu’on ne pourrait tirer hors de propos sans abattre sur quelque tête comme un couperet de guillotine.

J’arrive : les pièces déséquipées dorment au soleil ; les deux cadres noirs, habillés de calicot blanc, ballottent au vent et frappent rythmiquement leurs tringles de fer. Au-dessous, une sorte de table basse, un banc triangulaire sur lequel Baujan est couché. Et voici sa posture : une jambe repliée, le genou en l’air ; une main dans une poche, l’autre fourrée sous sa vareuse entr’ouverte ; son képi rabattu sur ses yeux.

— Eh ! le plus beau des Jean ! On t’attend à l’orchestre !

— Hein ! quoi ? répond-il encore endormi, croyant parler à son téléphoniste, dites-leur que nous n’entendons rien ! — Ah ! c’est toi, mon vieux !… reprend-il en me reconnaissant ; et il se relève tout bouffi en clignant des yeux derrière les verres de son lorgnon.

— Je dormais… Il n’y a qu’ici qu’on dorme bien, avec tout le service qu’on fait. Je me réveille quand je n’entends plus le canon, comme Bartholo quand il n’entend plus le piano. Voilà le bazar… Ne tire pas la ficelle sans un ordre du ministre… Le téléphone ne marche pas.

Il remonte à cheval, s’en va au pas, décroît, se fond avec ces taches lointaines qui sont les batteries arrêtées sur leur position. Voici tout ce que je perçois d’elles, à présent : une noirceur