Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/306

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

écourtent encore ce répit si court ; surtout que de méprises, et combien de nous se déçoivent eux-mêmes, qui se disent trompés par autrui ? Enfin quelle douleur de sentir tout autour de nous cette chute abondante des existences, chute si dense, suivie de tant de larmes, et que ne saurait réparer, pour ceux qui vieillissent, la poussée des générations nouvelles… Vraiment, il y a apparence que l’homme soit en exil sur la terre, et qu’il faille chercher dans l’au-delà, dans l’au-dessus, le règlement de tant d’injustices et la consolation de tant de tristesses. Lieu sublime, temps serein, où Dieu ménagerait le rendez-vous de ceux qui se sont aimés : Sonis a pu croire encore à ce rêve religieux. Mais moi, soldat de la fin du siècle, soldat sans foi, sans espérance, sinon sans charité, je n’ai de recours qu’aux hommes ; je vais à eux pour me consoler de moi ; je m’en vais dans cette solitude, je retourne à ces chagrins du soir, cuisans comme le remords, subits comme la peur ; j’écoute ces voix de la terre qui ne me parlent que la nuit. La forêt frissonne, les étoiles se noient sous des nuages, les formes des arbres s’épanouissent, tremblantes, dans un ciel tourmenté. Hélas ! quelle nuit sombre, hélas ! comme je suis seul ! Il semble qu’on te heurte partout du front, Inconnaissable qui es Dieu, Bouddha sinistre à qui nul bonze ne saurait faire l’ouverture des yeux, et qui ne vois pas, qui n’entends pas, qui ne réponds pas même quand nous te parlons du devoir ; je te sens vraiment là qui recules tandis que je marche, comme tu fuis et t’enveloppes dans ta robe de matière à mesure que la science progresse vers toi. Heureux Sonis ! Son âme n’était pas où était son corps… il montait au paradis dans l’assomption de la douleur, il marchait parmi les délices vers un trône ceint d’éblouissances ; et de pures faces d’anges lui souriaient, exemptes de la sueur du front, vierges de tous les stigmates qu’inflige à la figure humaine le travail obscur, le travail pesant, le travail forcé. Vision tentante ! et quel homme ne voudrait affranchir son âme entravée au poids de son corps, si contrainte, si terrassée ; qui n’a désiré s’échapper vers un monde plus juste, penser des idées plus douces, aimer des créatures plus belles ?…

Je m’avance davantage, et, changeant de lieu, je ne fais que changer d’inquiétude. Pourtant, quel instinct m’amène à cette allée le long de laquelle sont rangés les miens ; ils sont couchés là-dessous, suivant les rayons de ces cercles, pieds au mât, tête au bord ; ils donnent et mêlent en un vaste bruit le souffle de leurs poitrines et le battement de leurs cœurs. Voici la poignée d’hommes que demain peut-être je mènerai à la bataille. Et alors… ils feront leur devoir parce que je serai là… Cette idée m’est entrée une fois au cœur et elle n’en peut plus sortir ; idée