Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/325

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avantageux de maintenir la Turquie compacte en la protégeant et en essayant de s’en faire un auxiliaire et une alliée.

Les Russes réduisirent leurs exigences à l’égard de l’Empire ottoman à réclamer un meilleur traitement pour les chrétiens orthodoxes et à ouvrir un peu plus large la porte de leur Mer-Noire. Leurs difficultés ou leurs conflits armés avec la Porte ne surgirent que de l’une ou l’autre de ces exigences ; dès qu’ils obtenaient satisfaction sur ces deux sujets, ils s’arrêtaient.

Un doute n’a cependant cessé de planer sur cette politique. Il a eu des causes multiples. Sans poursuivre la destruction de l’Empire ottoman, les tsars l’ont annoncée souvent comme imminente, et l’on a cru qu’ils désiraient ce qu’ils prédisaient. Ils ont exigé d’être les protecteurs exclusifs de cet Empire, et, s’opposant à ce que d’autres prissent la place dont ils ne s’emparaient pas, ont maintes fois déclaré qu’ils sacrifieraient leur dernier rouble et leur dernier soldat plutôt que de permettre la constitution d’un empire grec à Constantinople, et l’on a considéré cette exigence de protectorat exclusif comme le déguisement d’une domination. Ils se sont immiscés sans relâche dans les affaires du Divan, on sollicitude des raïas, et l’on a supposé que cet apostolat religieux posait les pierres d’attente de la conquête prochaine.

L’attitude différente de la Russie en Occident et en Orient provoquait aussi les défiances. La Russie d’Occident, membre du parti du repos, de la Sainte-Alliance, liée au concert européen, dévouée à l’ordre établi par les traités de Vienne, ennemie des nationalités, se déclarait toujours prête à s’associer à toute action collective de compression et d’équilibre, sans s’attribuer une action spéciale et en quelque sorte exclusive. La Russie d’Orient, prononcée en faveur du progrès, des réformes, du mouvement, des nationalités, ne se croyait tenue à aucun accord avec ses alliés et n’admettait aucun d’eux à troubler son tête-à-tête avec le sultan.

En Orient même, vis-à-vis des peuples auxquels ils se dévouaient, la politique des tsars, quoique loyale, a parfois paru équivoque, parce que dans toute circonstance ils ont voulu concilier deux missions à peu près inconciliables. Un des peuples de la presqu’île des Balkans pressuré par les Turcs ou par les Grecs du Phanar, auxquels ceux-ci les avaient livrés, se soulevait-il, les Tsars, se rappelant leur rôle de protecteurs des chrétiens, intervenaient par les conseils et même par les armes : alors la Russie était populaire et bénie. Ces mêmes peuples, ne se contentant pas du joug ottoman allégé, essayaient-ils de s’en affranchir, les tsars, n’oubliant pas qu’ils garantissaient l’intégrité de l’empire turc,