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plus, quand il fit lui-même l’acte dont on a vu que Stahremberg tira si habilement parti, il était très loin de soupçonner ce qui se passait à Versailles dans les coulisses : tout au plus pensait-il qu’il pouvait y avoir un arrangement, ou, comme il disait, un chipotage, au moyen duquel la neutralité de l’Autriche dans le conflit américain serait payée par la promesse de la France de renoncer à l’invasion des Pays-Bas. Lorsque enfin, une fois la convention connue, tout fut à craindre de la part de la France, qui se croyait grièvement offensée ; — lorsque son ministre Knyphausen, qui s’était longtemps refusé à croire au rapprochement de deux cours si longtemps ennemies, sortit de son incrédulité et lui envoya des détails précis, sinon sur les conditions, au moins sur les principales circonstances de la négociation clandestine, — il persista (était-ce fausse confiance et bravade ? ) à ne paraître pas y attacher de véritable importance. Il ne pouvait croire, disait-il, que la France oubliât à ce point les traditions de sa politique, ses intérêts et ses vieilles haines. Que pouvait-elle promettre à l’Autriche ? Peut-être le mariage d’une princesse avec l’archiduc, devenu roi des Romains ? Mais que pouvait-elle en recevoir ? D’une coalition véritable et surtout d’une entreprise sérieuse tramée contre lui-même il n’admettait pas la pensée. Ce qui se passait en France était un moment de rage, un éclat de colère qui se calmerait, et on finirait par le laisser en paix, lui comme les autres, comme l’Espagne, comme la Hollande, dans une neutralité qui ne blessait personne : car personne n’avait envie de suivre l’Angleterre et la France dans leur guerre de merluches.

A ceux qui lui témoignaient quelque inquiétude il répondait en souriant de leurs alarmes. A d’Arget, par exemple, qui, voyageant en France, l’avertit du soulèvement que sa conduite cause autour de lui : « Je suis surpris, écrit-il, qu’un homme comme vous, accoutumé aux affaires, ait pris pour vrais des discours et des raisonnemens de peuple. Soyez tranquille, ma convention ne troublera en rien la bonne harmonie avec laquelle j’ai vécu jusqu’ici avec la France, et vous pouvez faire en toute sûreté des vœux pour ma prospérité, sans trahir les intérêts de votre patrie. » Et à son frère, le prince de Prusse, qui s’effraye aussi : « Je ne nie pas que je sois encore dans un embarras dont peut-être je ne me tirerai qu’avec beaucoup de ménagemens, et en maniant délicatement les matières ; mais la preuve que j’ai bien agi, c’est qu’on ne saurait être plus capot à Vienne. Et comptez-vous pour rien d’avoir, d’un coup de plume, enrayé la reine de Hongrie, humilié la Saxe, et désespéré le chancelier Bestucheff[1] ? »

  1. Pol. Corr., t. XI, p. 352-377, 389 ; t. XII, p. 100, 101, 107, 111, 122, 12, 127, 130, 130, 149, 171, etc. — Knyphausen à Frédéric, 7 novembre, 1er décembre 1755 ; 13 février, 1 et 8 mars 1756 (Ministère des Affaires étrangères). — Frédéric à d’Arget, 16 février 1756 (Correspondance générale).