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lui faisait faire la prolongation du silence et du mystère. Sa grande situation à la cour, l’amitié de Mme de Pompadour, lui permettaient une franche déclaration de ce genre. Il semble que la prudence et plus encore la dignité la lui commandaient.

Il n’en jugea point ainsi, je ne sais, en vérité, par quelle aberration d’esprit. Les instructions qu’on ne lui donnait pas, il y suppléa lui-même, et crut devoir rédiger, puis expédier à sa cour un projet de traité qu’on ne lui demandait pas. Ce n’était que l’ancien traité de 1741, légèrement modifié, mais toujours avec un caractère vaguement et exclusivement défensif, n’offrant à la France aucun concours pour la guerre présente, mais seulement une garantie éventuelle contre le cas très peu probable où son territoire européen serait attaqué. C’est ce que Bernis, dans ses Mémoires, appelle avec raison, il faut en convenir, une véritable dérision. Il était dérisoire, en effet, au lendemain du jour où la Prusse venait d’apporter à notre ennemie un concours actif et immédiatement utile, de réclamer d’elle une garantie contre un genre d’agression que rien ne faisait craindre et des dangers qui ne pouvaient naître que dans un avenir éloigné et indéfini. Moins sérieux encore que la proposition elle-même étaient les motifs présentés par Nivernais pour la justifier. Il se bornait à dire que la Prusse, on paraissant se retourner du côté de la France, annulerait l’effet moral causé par le pas qu’elle avait fait vers l’Angleterre, et qu’on garderait ainsi une porte ouverte pour opérer un jour un retour à l’ancien système. Il allait même assez naïvement jusqu’à convenir que peu importait que cette démarche rétrograde fût faite de bonne ou mauvaise foi par Frédéric, pourvu que l’apparence fût sauvée et l’impression produite[1].

Mais il était un autre genre d’effet moral auquel il était singulier qu’un ambassadeur de France n’eût pas songé : c’était celui du spectacle que donnerait le petit-fils de Louis XIV recherchant et serrant affectueusement la main qui venait de le frapper, et plaçant lui-même le petit-fils du margrave de Brandebourg dans une situation supérieure aux deux plus grandes puissances d’Europe, comme leur protecteur commun et l’arbitre chargé de leur tracer la limite où il leur était permis de se mouvoir. Qu’un tel rôle fût flatteur pour l’amour-propre de Frédéric, on le conçoit sans peine ; mais il était moins naturel de l’imposer à la dignité du roi de France. Aussi, avant même que le projet ébauché par Nivernais fût arrivé à Paris, toute idée d’un renouvellement d’alliance avec la Prusse était repoussée dans le conseil à

  1. Lucien Perey, p. 347.