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défauts lui assurèrent des partisans ardens, nombreux, enchantés surtout de faire pièce à Talma, en portant aux nues celui qu’ils présentaient comme un rival, presque comme un maître.


Et de l’école de Thalie
Achille vient de s’élancer,


écrivait un poète de petits vers, Vigée : tout Paris raffolait du débutant, de l’épître de Vigée. Les choses en vinrent au point que Mlle Raucourt paya des parterres pour huer le ménage Talma, en lui opposant Volnais et Lafon. Ce dernier annonçait à tous venans qu’il détrônerait Talma : poussé à bout, le grand tragédien accepta le défi, réclama le droit de jouer alternativement les rôles où Lafon croyait exceller. Sifflé à plusieurs reprises, il eut encore le chagrin d’entendre le parterre réclamer que le personnage où il venait de paraître fût rempli par Lafon le lendemain. Dans son désespoir, il songeait à quitter le Théâtre-Français, à aller jouer la comédie en Angleterre, on réussit à l’en détourner, et, comme il cherchait des pièces où il pût prendre sa revanche, sa bonne étoile lui envoya le Manlius de Lafosse. Il n’y avait là qu’une scène, point de dénouement : le personnage principal s’effondrait au quatrième acte. Il en courut la chance, on remit Manlius au théâtre en janvier 1806, et du coup le public reconnut la distance du talent au génie. Ce qui n’empêchait point Lafon de conserver son intrépidité de bonne opinion, de n’appeler jamais son rival par son nom ; il ne le désignait jamais que par ce sobriquet : l’Autre, l’autre Lafon, le second après Lafon s’entend, de telle sorte que, agacé par cette fatuité, Lauraguais ne put se ternir de le rabrouer : « Monsieur Lafon, je trouve que vous êtes trop souvent l’un et pas assez l’autre. » Chacun d’ailleurs eut sa part et son domaine, Rolle l’a très bien remarqué. « Ce qu’il fallait à Talma, c’était la fatalité antique, les grandes mélancolies, les secrets poignans du cœur, les plaies profondes de l’âme humaine, le cri de la conscience déchirée et saignante. Lafon n’est ni varié, ni profond, ni grave, ni terrible ; ses héros de prédilection ont des émotions de surface, des sentimens plus démonstratifs que vraiment intenses ; il entend mieux Voltaire que Corneille et Racine, sauf dans le rôle d’Achille, « ce héros gascon de la Grèce », dont les allures superbes, flamboyantes, convenaient à son naturel épanoui ; au demeurant, homme loyal, instruit, auteur d’une mauvaise tragédie, la Mort d’Hercule, d’un commerce sûr, d’une bonté allant jusqu’à la faiblesse, ayant gardé dans la vie privée les habitudes théâtrales, et amusant par cette vanité même qu’il étalait avec tant de candeur. »

Une épreuve plus longue, plus douloureuse, fut infligée à Talma par l’abbé Geoffroy, le créateur, le dieu du feuilleton dramatique,