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Knyphausen qu’il ne pouvait rien faire de mieux, une fois Nivernais de retour, que de prendre et de suivre ses conseils.

Il eût été difficile de répondre sans quelque émotion à de pareilles déclarations. Il y avait pourtant un excès qu’un homme de goût aurait, il semble, pu éviter. Etait-il nécessaire de dire : « A peine arrivé à Versailles, à défaut du bonheur de faire sa cour à Votre Majesté, je jouirai du bonheur d’être témoin de la sensibilité extrême du roi mon maître pour les marques de votre amitié et de l’augmenter encore s’il est possible ? » et était-on forcé d’ajouter : « Il n’y a point d’expression dans la langue pour rendre les sentimens que Votre Majesté m’inspire et dont mon cœur est vraiment pénétré. Je ne forme pas le souhait d’être d’une autre patrie que la mienne, je serais indigne d’elle ; mais j’avoue que la distance qui la sépare des États de Votre Majesté ne me permettra pas d’y être heureux désormais. Je la supplie de compter sur la sincérité des sentimens, qui est gravée dans mon cœur et qui durera autant que moi[1]. »

On sait comment Voltaire a raconté dans ses Mémoires la mission dont on vient de lire le récit exact. « Le roi de France, voulant retenir le marquis de Brandebourg dans son alliance, lui avait envoyé le duc de Nivernais, homme d’esprit et qui faisait de très jolis vers. L’ambassade d’un duc et pair et d’un poète semblait devoir flatter le goût de Frédéric : il se moqua du roi de France et signa son traité avec l’Angleterre le jour même que l’ambassadeur arriva à Berlin, joua très joliment le duc et pair, et fit une épigramme contre le poète. »

D’épigramme il n’y en eut point, et il n’en fut jamais question. Mais la raillerie a plus d’une forme. Et est-il bien sûr qu’en comblant Nivernais de tendresses, comme en lisant sa prose ou ses vers, Frédéric n’ait jamais souri ? Voltaire, grand connaisseur en fait de malice, ne s’y était pas trompé.


Duc DE BROGLIE.

  1. Nivernais à Frédéric, 19 mars 1756 (Correspondance de Prusse : ministère des Affaires étrangères).