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Il se cherchait en vain, dépossédé. La vision blanche de la jeune femme s’était fondue en lui; et son cœur en était plein, jusqu’à déborder.

Des possibilités étranges, des chances irréalisables, tout un romanesque refoulé par l’expérience des choses, jaillirent, en traits de feu, dans son cerveau. Il entrevit, une seconde, tel concours d’événemens qui lui permettrait d’émerger avec Elle, couple enlacé, dans la lumière, hors du noir souterrain où les retenaient captifs, et séparés, les méchans génies de la vie. Mais non, jamais elle ne pourrait être à lui. Le rêver seulement était absurde, il le savait bien! Pourquoi l’avait-il connue?

Il revécut le passé, sous le ciel d’outremer, à Blidah. Des milliers d’orangers répandaient dans la plaine leur souffle entêtant, si fort qu’il faisait défaillir les femmes, les soirs de sirocco, et qu’il grisait les pâtres, sur la montagne. Cette mer de verdure roulait en ses vagues une écume de fleurs; et il en sortait un charme ensorcelant, qui laissait au souvenir une indicible nostalgie. Il revit le mystérieux parc, invisible derrière des murs et défendu par des chiens, la maison mauresque close comme un tombeau, sans fenêtres ni jours que quelques judas grillés. Là vivait Mme de Nesmes.

Elle s’appelait alors Mme Osborne, du nom de son premier mari, le consul d’Angleterre, qu’on venait de remplacer, à la suite d’accès d’exaltation. Il la tenait recluse, en ce jardin qu’il vouait bizarrement au rose, si bien que l’on n’y voyait que bosquets de lauriers-roses, parterres de roses, œillets, chrysanthèmes et orchidées roses. Une autre de ses manies était sa meute de slouguis sauvages, et une centaine de volières juchées dans des arbres, où des tourterelles roucoulaient, en battant des ailes. Leur chant monotone se mariait tout le jour au gémissement triste des lévriers. Du dehors, il semblait que le jardin enchanté soupirât et se plaignît. Plus d’une fois, lorsque Louvreuil s’approchait à cheval des murs hérissés de verre et barbelés d’agaves épineux, cette lamentation d’une douceur et d’une mélancolie sans égale l’avait gagné aux larmes, et pénétré d’une langueur telle qu’il se sentait presque l’envie de mourir. Il faut convenir qu’il était fort malheureux, et sans espoir. Il adorait la jeune femme, depuis qu’elle lui était apparue, au palais d’Alger, sur la fin d’un bal, semblable à un grand lys, avec ses épaules blanches sortant d’un fourreau de soie vert tendre. Un point ancien brodait sur son corsage une toile d’araignée d’argent. Des diamans mouillaient ses oreilles et son cou de leurs gouttes de rosée. Elle l’avait surpris, de son éclat limpide, mais inquiété aussi, par son charme si frêle que, d’instinct, il éprouvait l’envie de la plaindre et le désir de la protéger.