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sont-ils indispensables à la classe ouvrière ! On vous parle volontiers à New-York des premiers sujets du commerce qui se font cinquante dollars par semaine, des couturières et des modistes labiles qui gagnent facilement de dix à quinze francs par jour dans les grandes maisons émules de celles de Paris. Soit, tous les artistes sont bien payés en Amérique, l’artiste en robes et en chapeaux comme les autres ; mais tout le monde n’est pas artiste, il y a l’armée des manœuvres.

Sait-on que la simple working-girl ne reçoit en moyenne tous les huit jours que vingt-cinq ou vingt-six francs ? Or, les moindres loyers sont énormes ; d’autre part, le tenement house des quartiers populeux est un antre de vice et d’insalubrité qui défie toute description. Situé au milieu des tripots, de ces débits de liqueur qui s’intitulent saloons, des bals de bas étage, il n’offre à ses locataires qu’une misérable installation, si misérable qu’elles peuvent être tentées de chercher refuge dans les plus mauvais lieux afin seulement d’y avoir chaud. Il faut donc plaindre la petite ouvrière sans famille, ou séparée de sa famille par le besoin d’indépendance qui est pour ainsi dire une qualité nationale. Sa destinée serait pire encore si d’en haut le secours n’arrivait, tout à fait impersonnel et déguisé de façon à ne pouvoir être confondu avec l’aumône. Peut-être ce sentiment de solidarité qui s’étend du riche au pauvre est-il plus naturel qu’ailleurs dans une société où les grandes fortunes se font en un clin d’œil et où beaucoup de gens devenus très riches gardent encore la mémoire toute fraîche de leurs propres années d’épreuve. Ce qui est certain, c’est qu’il suffit de l’initiative d’une âme généreuse pour que les donations abondent. Grâce à elles, dans une partie respectable de la ville un home s’élève tout à coup, une grande maison suffisamment chauffée, avec un bel escalier conduisant à de bonnes chambres, peut-être des dortoirs à trois et quatre lits, mais si propres, si vastes ! Une table d’hôte substantielle est servie à des heures commodes, et tout cela est à la disposition des ouvrières, tout cela ne leur coûte pas plus cher que l’ignoble garni. Elles ont des livres par surcroît ; en cas de maladie elles sont soignées. Liberté parfaite : rien ne les empêche de recevoir leurs connaissances, hommes et femmes, dans un vrai salon, où ne manque rien, pas même le piano, où l’on donne régulièrement de petites soirées ; le seul règlement qui s’impose est de rentrer à dix heures. Qui donc s’étonnerait du succès des homes d’ouvrières devenus si nombreux à New-York, bien qu’il n’y en ait pas encore assez ? J’ai visité deux ou trois d’entre eux auxquels on ne peut adresser qu’un reproche, c’est de donner à la fille pauvre des habitudes que son futur mari aura grand’peine à lui conserver.