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un commandant, deux capitaines, faisaient face au troupeau en étendant les bras ; et l’on entendit une voix qui criait, enflée de tout le son qu’elle pouvait contenir :

— Arrêtez, arrêtez donc !... ou je vous casse la gueule !

Ces efforts aboutirent, et les rangs reformés, retournés, regagnèrent un peu de terrain. Mais quelques obus bavarois, faisant brèche dans la tremblante muraille humaine, la versèrent tout entière : marcher en avançant dépassait les forces de ces malheureux, capables seulement ou de se fixer au sol en tombant couchés, ou de se mouvoir en lâchant pied. Ils gisaient ainsi, et la chute réitérée des projectiles les couvrait de boue et de métal. Chaque minute de cette affreuse immobilité la rendait plus invincible; Sonis le comprit, et, passant au milieu d’eux :

— Debout! cria-t-il. En avant sur Loigny! — Il accompagna son commandement d’un ample geste qui était l’action même, et se jeta dans le mouvement qu’il ordonnait. Derrière lui, les spahis de son escorte frappaient avec le sabre les soldats prosternés, comme on fustige des animaux vautrés, paresseux à se lever; et la même voix inconnue s’entendait de nouveau, parlant dans cette langue d’enfans qui revient à la bouche des hommes sur le champ de bataille :

— Allons! les garçons! c’est notre tour!... c’est pour le pays!...

Sonis n’avait pas parcouru vingt mètres quand il se retourna pour la première fois. Un espace double le séparait du bataillon, qui reculait.

— Les misérables ! les misérables ! répéta-t-il au comble de l’angoisse et du dégoût; ils livrent la France !

Un silence répondit, durant lequel ce chef et cette troupe sentirent entre eux une entière et mutuelle impossibilité. Lui, les bras croisés, regardait l’acte monstrueux s’accomplir ; le rang continuait à rétrograder par endroits ; d’autres parties s’effondraient par terre ; c’était comme un corps ivre qui chancelait et divaguait.

— Deflandre n’arrive pas?... songea-t-il alors, et il chercha du regard si quelque troupe n’allait pas contrevenir à cette déroute et ramener ces fuyards. Mais il n’aperçut aucune force, rien que des débris ; l’idée : C’est peut-être ma faute! repassa dans son cerveau, et, sentant sa faiblesse devant des difficultés si grandes :

— Mon Dieu ! vous m’avez conduit ici, et je combattrai ici ! acheva-t-il en une courte prière. Ce peu de mots le refirent égal à sa responsabilité; il se redressa sous sa charge, prêt à soutenir jusqu’au bout contre la tempête croissante au dehors le désordre croissant au dedans.

Tout à coup, une indication qui lui manquait encore surgit