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protectrice est si grande : elle se révéla tout à coup par des nuages de fumée compacts et floconneux sur lesquels des silhouettes naines se détachaient momentanément; et les décharges des canons, les éclatemens des obus se succédèrent, se répondirent, se doublèrent dans un concert grandissant et convergent. Devant, derrière et partout, on voyait des gerbes violentes sourdre du sol et se disperser, pareilles à des arbres fantastiques faits de boue, de glace et de métal ; et les fragmens des projectiles soulevaient verticalement autour d’elles des poussiers de terre et de givre, qui semblaient les rejets de ces souches dangereuses. Aveuglés, mais marchant quand même, les zouaves s’entre-choquaient entre eux; des balles mortes, à bout de vitesse, leur fouettaient les jambes; des ronflemens graves, accompagnant des éclats invisibles dans l’air, déchiraient leurs oreilles par des crescendo brusques et leur faisaient serrer en frissonnant leurs coudes contre leurs corps.

Les poumons haletaient, les cœurs battaient ; entre la détonation menaçante et la retombée des derniers fragmens, c’étaient quelques secondes d’angoisse durant lesquelles les pensées s’envolaient plus rapidement cent fois que la poudre n’éclate en flamme ; elles retournaient aux joies du passé, vers des enfances de tendresse et des jeunesses d’amour, dans des maisons pleines de bonheur ou des champs pleins de soleil; elles caressaient des figures chères avec un amour accru et purifié par les proches influences de la mort. Arrivés à ce paroxysme de vie, la vie leur devenait précieuse; et ils se détournaient avec horreur des cadavres laissés sur la place depuis le matin. Tantôt les éclatemens distans qu’ils entendaient derrière eux les poussaient plus avant, joyeux d’avoir échappé, jaloux d’échapper encore par plus de vitesse. Puis, la mitraille revenant s’épanouir sur leur chemin, une bête craintive se regimbait en chacun d’eux, sans qu’ils cessassent de se ruer à cette œuvre de sang, emportés vers leur but, emportés hors d’eux-mêmes, par une force extrinsèque venue de leur race et de leur foi. Que s’efforçaient-ils alors pour se vaincre, et par quelle illusoire liberté renonçaient-ils à l’existence, préféraient-ils le danger? Ils ne pouvaient pas s’arrêter, liés tous ensemble, composés en une belle vague humaine que réglaient les pôles sublimes du devoir, du sacrifice, et de l’amour.

Le Père s’était arrêté pour absoudre un officier d’intendance, qui se mourait, le ventre ouvert. Distancé, il courait en tenant à deux mains sa robe et son manteau. Au loin, la ligne fuyante marquait par son aspect oscillant la cadence de sa propre marche ; elle fluctuait à fleur de terre, se fondait dans le crépuscule.

— Ils n’arriveront pas!... songea-t-il, frappé de leur faiblesse