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Le luxe a beaucoup d’ennemis. Un grand nombre d’hommes le considèrent comme un abus, comme un péché, comme un scandale. Les uns s’imaginent que, si le luxe venait à disparaître, les sociétés seraient plus heureuses et d’une moralité plus élevée. D’autres croient que le superflu de quelques-uns est acquis au détriment du nécessaire de quelques autres.

Les ennemis du luxe en principe peuvent se diviser en deux classes : d’un côté, certains moralistes et politiques, de l’autre, divers économistes.

A beaucoup de moralistes, la concupiscence, l’orgueil de la vie, apparaissent comme les obstacles à la perfection : les philosophes, tels que Socrate, veulent placer l’idéal de la vie dans la contemplation et le dévouement. Certes, ces idées sont d’une grande noblesse et on a raison de les propager ; mais elles ne peuvent diriger complètement l’existence que d’une élite. Le type de vie claustrale ou académique auquel elles conduisent ne peut constituer la vie générale : à supposer que l’univers entier s’y fût rangé depuis l’origine, on peut se demander si la civilisation eût autant progressé, si la vie moyenne eût été aussi facile et aussi longue, le bien-être aussi répandu, et si même on eût pu procurer à la généralité des hommes les consommations indispensables, les loisirs assez larges, l’instruction et les connaissances dont jouissent aujourd’hui ou dont jouiront demain presque tous les habitans des contrées civilisées.

Platon lui-même, le plus spiritualiste des philosophes, admettait que l’on peut demander aux dieux les richesses[1].

M. Emile de Laveleye, critique sévère du luxe, attribue à ce goût des superfluités une racine qui plonge dans trois sentimens différens, dont les deux premiers seraient vicieux et le troisième seul vertueux : 1° la sensualité ; 2° la vanité ; 3° l’amour de l’idéal. A supposer qu’il en soit ainsi, le troisième sentiment ne rachèterait-il pas les deux autres ? Les deux premiers sont-ils, d’ailleurs, vicieux à tous les degrés ? Quelque sensualité et quelque vanité ne peuvent-elles trouver, au moins, certaines circonstances atténuantes ?

Quant aux raisonnemens politiques contre le luxe, ils portent surtout sur ces deux points, que le luxe accroît l’écart entre les classes de la population et leur donne un caractère plus tranché, qu’ensuite la vie luxueuse énerve les hommes et livre les populations cultivées en proie aux peuples barbares. Pour ce qui est de l’écart entre les conditions des hommes, nous avons souvent démontré qu’il tend plutôt à s’affaiblir, et c’est le thème même d’un

  1. Compte rendu des séances de l’Académie des sciences morales et politiques, p. 735.