Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 126.djvu/877

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

jeunes gens sont moins sensibles à la belle forme latine, moins choqués de l’absence de cette forme chez les étrangers. Cela me déplaît : car préférer décidément et systématiquement les œuvres étrangères, ce serait les préférer à cause de ce qu’il y a en elles ou d’inassimilable à notre propre génie, ou de vague, d’indéfini, d’informe et, au bout du compte, d’inférieur à ce génie même. Et alors, quelle humilité! ou quelle duperie! Que si nous les aimons précisément parce qu’elles sont très imparfaites, et parce qu’elles nous permettent de rêver, autour d’elles et de créer ou d’achever nous-mêmes leur beauté à travers les traductions, sachons du moins que c’est à cause de cela que nous les aimons, et non pour une supériorité qu’elles n’eurent jamais...

Je crois bien que je donne depuis quelques minutes dans le chauvinisme littéraire. Disons plus équitablement : — Ces échanges et ces reprises d’idées entre les peuples, on les a vues de tout temps, et encore plus depuis que la rapidité et la facilité des relations Commerciales ont entraîné celles des relations intellectuelles. Tantôt, nous avons emprunté aux autres peuples ; et nous avons imprimé à ce que nous tenions d’eux un caractère européen : tels les emprunts de Corneille ou de Lesage aux Espagnols. Tantôt, et plus souvent, comme nous sommes curieux et bons, nous leur avons repris, sans le savoir, ce que nous leur avions nous-mêmes prêté. Ainsi au XVIIIe siècle nous avons découvert les romans de Richardson, qui avait imité Marivaux. Ainsi nous avons retrouvé chez Lessing ce qui était dans Diderot, et chez Goethe beaucoup de ce qui était dans Jean-Jacques; et nous avons cru devoir aux Allemands et aux Anglais le romantisme que nous avions déjà inventé. Car n’est-ce pas? le romantisme, ce n’est pas seulement le décor moyen-âgeux ni, au théâtre, la suppression des trois unités ou le mélange du tragique et du comique : c’est le sentiment de la nature, c’est la reconnaissance des droits de la passion, c’est l’esprit de révolte, c’est l’exaltation de l’individu ; toutes choses dont les germes, et plus que les germes, étaient dans la Nouvelle Héloïse, dans les Confessions et dans les Lettres de la Montagne... Dans cette circulation des idées, on sait de moins en moins à qui elles appartiennent. Chaque peuple leur impose sa forme, et chacune de ces formes semble successivement la plus originale et la meilleure.

Ce n’est donc qu’un moment que je note et, qui sait? combien fugitif! Cette inquiète septentriomanie, que durera-t-elle ? Ne commence-t-elle point à languir déjà? Et au surplus, pour en revenir au règlement présent de cette espèce de compte de « doit et avoir » ouvert entre les races, ne resterait-il pas à chercher si