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déjà le futur adversaire des jésuites, le démocrate qui déifiera le peuple de 1789. Ceux qui ont entendu ces leçons en ont conservé un souvenir inoubliable. « C’était surtout la petite leçon qui nous charmait, dit M. J. Simon. Nulle suite, nul enchaînement; il ne s’astreignait même pas à un sujet. Il s’adossait à la cheminée. Nous étions debout autour de lui, et il parlait de toutes choses pendant près de deux heures avec une verve et une simplicité, et un enthousiasme, et des tendresses, et des bonheurs d’expression qui nous faisaient goûter l’une après l’autre toutes les joies de la pensée. Tout ce qu’il décrivait, on le voyait. Toutes les émotions qui l’agitaient, nous les ressentions. Il avait de la gaîté ces jours-là. »

Si ce maître incomparable exerçait sur ses élèves une véritable fascination, il trouvait en échange dans ce jeune auditoire la sympathie dont il avait besoin pour donner à ses facultés créatrices une harmonieuse et heureuse activité. Ces jeunes gens étaient des amis pour lui, et des collaborateurs. C’étaient Lehuérou, Chéruel, Gaillardin, Duruy, Germain, Wallon, qui allaient à leur tour devenir des maîtres, et par qui il voyait déjà sa pensée répandue et multipliée par toute la France. « La société de mes élèves, a-t-il dit, ouvrit mon cœur, le dilata. Ces jeunes générations, aimables et confiantes, qui croyaient en moi, me réconcilièrent à l’humanité... Ils m’ont rendu, sans le savoir, un service immense. Si j’avais, comme historien, un mérite spécial qui me soutînt à côté de mes illustres prédécesseurs, je le devrais à l’enseignement, qui pour moi fut l’amitié. D’autres ont été profonds, judicieux, éloquens. Moi, j’ai davantage aimé. »


III

Malheureusement il vint un moment où cette féconde communion des esprits et des cœurs fut troublée. L’année 1834, où Michelet suppléa Guizot à la Sorbonne, marqua la fin de cette période heureuse où l’enseignement de l’Ecole lui suffisait pleinement et où rien n’ébranlait la foi que ses élèves avaient en lui. L’attrait des succès plus retentissans, obtenus sur un plus grand théâtre, paraît lui avoir fait attacher moins de prix à cet auditoire restreint de l’Ecole, plus dévoué, mais aussi plus exigeant, plus critique que tout autre. Il demanda, à la rentrée de 1834, de supprimer ses conférences de seconde année et de faire venir ses élèves à la Sorbonne. Sa demande fut repoussée par M. Cousin, qui venait d’être chargé, le 21 novembre 1834, de la surveillance